Tribune publiée dans Le Monde, 11 mai 2024
Le gouvernement a publié le 21 février un décret annulant 10 milliards
d’euros de crédits dans son budget 2024 afin de contenir le déficit public. La loi de finances 2024 actait déjà une réduction de 16 milliards par rapport à celle de 2023. Vingt milliards d’économies supplémentaires sont annoncées pour 2025.
Responsables de sociétés savantes, nous alertons sur le caractère arbitraire de ces choix qui obèrent notre avenir et se révéleront vraisemblablement inefficaces, alors que d’autres stratégies sont possibles.
La transition écologique est la première victime, avec 2,1 milliards d’euros de coupes. A cela s’ajoute la réduction de 400 millions des dotations du fonds vert finançant la transition écologique des territoires. Or, le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz de mai 2023 évaluait à 32 milliards d’euros annuels les financements publics supplémentaires nécessaires pour réussir cette transition.
Dans la moyenne
L’enseignement et la recherche, malgré un sous-investissement chronique, seront aussi amputés respectivement de 700 et 900 millions. Sont donc sacrifiés les secteurs les plus cruciaux pour préparer l’avenir et faire face aux urgences écologique et climatique. Ces coupes renforcent de plus une tendance lourde de réduction des moyens alloués aux services publics malgré l’accroissement de besoins collectifs tels que la massification de l’enseignement supérieur, le vieillissement de la population, l’accroissement des dépenses de santé ou la nécessaire adaptation des logements.
Cette austérité budgétaire à courte vue est dénuée de fondement scientifique solide. Selon les données du Fonds monétaire international (FMI), les économies avancées avaient, en 2022, une dette publique moyenne de 112,5 % de leur produit intérieur brut (PIB).
La France, dans la moyenne avec 112,5 %, reste solvable et se finance sans difficulté : sa dette, comme celle, bien plus élevée (261 %), du Japon, est considérée comme de haute qualité. La trajectoire de la dette ne commande en rien un tel désinvestissement public, d’autant que la dette publique n’est pas qu’un passif : elle construit des actifs (infrastructures, participations, etc.) dont la valeur, selon l’Insee (145 % du PIB), est largement supérieure au passif.
Des bénéfices supérieurs aux coûts
L’accroissement de la dette pour la construction d’actifs se justifie d’autant plus dans le contexte de la lutte contre les dérèglements climatiques, pour lequel le coût de l’anticipation est très inférieur au coût de l’inaction. Comme le met en évidence le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), investir pour ce dernier induit des bénéfices économiques supérieurs aux coûts engendrés, et ce d’autant plus que cet investissement commence tôt. Il faut pour cela investir dans la recherche dans toutes les disciplines. Le rapport 2024 de la Cour des comptes souligne « [qu’]au regard des besoins croissants d’expertise dans le domaine de l’adaptation, les viviers
scientifiques demeurent sous-dimensionnés ».
Non seulement ces coupes budgétaires vont détériorer les services publics et compromettre notre capacité à investir pour faire face aux défis les plus urgents, mais ces sacrifices risquent d’aboutir à des résultats opposés aux objectifs recherchés – la réduction du déficit budgétaire et de la dette.
D’une part, la dégradation des services publics renforce le risque de tensions sociales et de malaise démocratique.
D’autre part, les politiques de rigueur se révèlent souvent contre-productives : elles nuisent à l’activité économique et à l’emploi, et permettent rarement de rétablir l’équilibre des comptes publics. Ce résultat contre-intuitif est lié à l’effet multiplicateur des dépenses publiques : un euro dépensé par l’Etat aura des effets d’entraînement sur le reste de l’économie via les commandes publiques et la distribution des revenus occasionnée.
Une hausse ciblée des impôts
Quand on réduit les dépenses publiques d’investissement, l’effet est négatif et réduit l’activité et, in fine, les recettes, comme l’a reconnu le FMI. Le ministre de l’économie lui-même n’avait-il pas déclaré au Sénat, le 22 février : « La première leçon que l’on peut tirer [de la crise de 2008-2011] est très simple : l’austérité est une impasse » ?
Si l’ampleur des réductions budgétaires n’est pas comparable, rappelons qu’entre 2010 et 2017, l’Etat grec a réduit ses dépenses de plus de 20 % pour la consommation publique et de plus de 50 % pour l’investissement public. Cela a dégradé de nombreux indicateurs sociaux et plongé l’économie grecque dans ladépression, comme le reconnaît également Bruno Le Maire dans cette même déclaration avec, à la clé, une baisse des recettes fiscales et un surcroît de dépenses sociales, soit une augmentation de son déficit. Au bout du compte, en points de PIB, la dette publique grecque était plus élevée en 2017 (180 %) qu’en 2010 (146 %).
Si les enjeux actuels requièrent des augmentations substantielles de dépenses publiques, leur impact à court terme sur le solde budgétaire peut être limité par une hausse ciblée des impôts.
De nombreuses possibilités ont été mentionnées : prélèvement temporaire sur le patrimoine financier des plus aisés : 5 milliards d’euros, selon le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz, taxe sur les superprofits, sur les dividendes ou sur les transactions financières, taxe carbone progressive, réforme du système d’imposition des successions, renforcement de la progressivité de l’impôt sur les revenus, etc.
Dépenses peu efficaces
Les résultats d’études socio-économiques fournissent, pour qui veut bien leur prêter une oreille attentive, un grand nombre de pistes pour remédier à la situation actuelle.
Par ailleurs, certaines dépenses sanctuarisées par le gouvernement apparaissent peu efficaces. Ainsi, le gouvernement pourrait opter pour une réduction drastique de la part du crédit impôt recherche allouée aux grandes entreprises, une dépense fiscale très élevée (7 milliards en 2023) dont l’efficacité est très contestée.
D’autres crédits d’impôt comme les exonérations de cotisations sociales pour les salaires au-delà de 1,6 smic n’ont pas non plus fait la preuve de leur efficacité. De même, certaines aides publiques aux entreprises (157 milliards d’euros au total en 2019) sont d’une efficacité faible voire douteuse, alors même qu’elles ont augmenté de 7 % par an depuis vingt ans, passant de 2,7 % du PIB en 2000 à 6,4 % en 2019.
Ne sacrifions pas l’avenir sur l’autel d’arguments qui négligent l’avancée des connaissances. Un véritable débat public, éclairé par la recherche scientifique, doit prendre place sur ces questions qui engagent l’avenir de tous et toutes.
Le texte, rédigé à l’initiative d’Agnès Labrousse et de Gaël
Plumecocq, coprésidents de l’Association française d’économie
politique (AFEP), a été signé par trente-six responsables de sociétés
savantes.
Liste des signataires : Sophie Bernard, coprésidente de l’Association
française de sociologie ; Yves Bertrand, président de la Société
informatique de France ; Claire Chazaud, présidente de la Société
française de biologie du développement ; Bénédicte Chazaud,
présidente de la Société française de myologie ; René Clarisse,
président de la Société française de psychologie ; Hervé Cottin,
président de la Société française d’exobiologie ; Mathieu Duplay,
président de l’Association française d’études américaines ; Fabien
Durand, président de la Société mathématique de France ; Florence
Fabre-Tournon, membre du bureau de la Société française de
musicologie ; Jérôme Fromageau, président de la Société française
pour le droit de l’environnement ; Laurent Gautier, président de
l’Association des germanistes de l’enseignement supérieur ; Franck
Gilbert, président de la Société française d’écologie et d’évolution ;
Elisabeth Gnansia, présidente de la Société francophone de santé et
environnement ; Matthias Hayek, président de la Société française
des études japonaises ; Dominique Helmlinger, administrateur de la
Société française de génétique ; Thomas Hinault, président de la
Société de psychophysiologie et de neurosciences cognitives ; Julie
Horoks, vice-présidente de l’Association pour la recherche en
didactique des mathématiques ; Denis Jacquet, président de
l’Association des enseignants-chercheurs en psychologie des
universités ; Christophe Jaffrelot, président de l’Association française
de science politique ; Marie-Pierre Julien, administratrice de
l’Association française d’ethnologie et d’anthropologie ; Isabelle
Kermen, présidente de l’Association pour la recherche en didactique
des sciences et des technologies ; Nadège Lagarde, président de la
Société française d’astronomie et d’astrophysique ; Nicolas Le Roux,
président de l’Association des historiens modernistes des universités
françaises ; Hélène Lecossois, présidente de la Société française
d’études irlandaises ; Cédric Lomba, coprésident de l’Association
française de sociologie ; Claude Miaud, président de la Société
herpétologique de France ; Bruno Perrin, administrateur de l’Union
rationaliste ; Alexandra Poulain, présidente de la Société des
anglicistes de l’enseignement supérieur ; Manuel Royo, président de
la Société des professeurs d’histoire ancienne des universités ; Claire
Soussen, présidente de la Société des historiens médiévistes de
l’enseignement supérieur public ; Noël Tordo, président de la Société
française de virologie ; Isabelle Vauglin, présidente de Femmes
& Sciences ; Jean-Marc Verbavatz, président de la Société française
des microscopies ; Els Verhoeyen, présidente de la Société française
de thérapie cellulaire et génique.