Nan Goldin, Self-Portrait with Diary, Boston, Massachusetts,1989
L’autoportrait, selon le Grand dictionnaire de la langue française, est le « portrait d’un dessinateur, d’un peintre, exécuté par lui-même ; par extension : autoportrait littéraire ». Ce qui nous intéresse dans cette définition générique est l’extension du domaine visuel au domaine verbal, la convocation immédiate de la littérature pour définir un genre pictural. Nous proposons de nous intéresser en effet aux correspondances entre autoportrait visuel et verbal. Quelle est à travers les époques l’incidence de l’un à l’autre ? L’écriture de soi et la représentation plastique de soi-même subissent-elles des poussées simultanées, des engouements analogues tant au niveau de la production que de la réception ? La recherche sur l’une éclaire-t-elle la recherche sur l’autre ? Quelles recherches communes peuvent lier autoportraits visuel et scriptural ?
L’étude des formes visuelle et textuelle de la représentation de soi renvoie aux jeux subtils qui se tissent entre le visible et le dicible, entre l’intérieur et l’extérieur. Il peut sembler logique de penser que l’image s’attache à montrer l’apparence et que le texte donne accès à un monde privé inaccessible au regard. Mais les travaux que nous allons accueillir permettront certainement de nuancer une telle hypothèse, voire de la remettre en question. Les mots et les assemblages de couleurs sont les manifestations de formes de pensées qui se déclinent dans la linéarité (le texte) ou dans l’épaisseur (la peinture) : donner à lire ou donner à voir, c’est donner à penser (‘montrer, c’est penser,’ disait Tzvetan Todorov). Il semble en tout cas nécessaire de s’externaliser afin de se (re)connaître ou de se (re)présenter à l’autre et à soi-même. La nécessaire transfiguration par les mots ou les images atteste l’échec du miroir à donner pleinement lieu à la rencontre avec soi à laquelle les hommes sont invités depuis l’injonction de l’oracle de Delphes à se connaître soi-même. La peinture – « pensée non verbale », disait Daniel Arasse – suscite des émotions, c’est-à-dire, pour paraphraser Michel Foucault, « une pensée non-pensée » qui peut s’inscrire dans l’immédiateté. Le texte écrit opère, quant à lui, une construction lente de soi. Mais les hommes affirment tout autant pouvoir se peindre avec des mots (Montaigne) et se raconter par l’image puisque toute image est storia (Alberti).
Dans Le récit spéculaire, Lucien Dällenbach analyse les jeux complexes auxquels Gide s’est livré avec lui-même dans nombre de ses ouvrages : noms propres, titres d’œuvres, narration mêlant divers pronoms personnels, ambiguïtés multiples des contextes et situations — tout est utilisé pour brouiller les frontières et les reflets, dans Paludes par exemple, texte qui « nous introduit dans un espace courbe où cercles excentrique et concentrique se recoupent et où l’on retrouve le miroir des peintres avec ce qu’il a le pouvoir de symboliser : l’intégration de l’autre dans le même, l’oscillation du dedans et du dehors ». On a souvent souligné que Dürer ou Rembrandt n’ont pu multiplier les autoportraits que grâce à l’apparition, à leur époque, de miroirs beaucoup plus fidèles. Les écrivains, eux, ont développé leurs propres formes et outils pour se faire Narcisse (Rousset) et se mirer dans ces drôles de « miroirs d’encre » (Beaujour) de leur composition qui leur renvoient leur image d’écrivain à sa table de travail, leur reflet de personnage de fiction ou encore de lecteur de leur propre histoire. Michel Beaujour note d’emblée que l’autoportraitiste « ne “se décrit” nullement comme le peintre “représente” le visage et le corps qu’il perçoit dans le miroir » ; l’autoportrait, poursuit-il, qui échappe à tout récit suivi et à toute logique (au contraire de l’autobiographie), « est d’abord un objet trouvé auquel l’écrivain confère une fin d’autoportrait en cours d’élaboration ».
À partir du champ de recherche actuel sur l’écriture de soi et de l’exposition Autoportraits présentée en 2016 à Lyon[1] et à Edimbourg[2], le projet de cette journée d’étude, qui croise également la question de l’agrégation sur Self-Portrait in a Convex Mirror de John Ashbery, est d’ancrer dans le monde anglophone ce questionnement à double volet. Même si elles sont basées sur un corpus appartenant essentiellement à l’un des deux domaines seulement, les communications chercheront à apporter un éclairage sur ce dialogue entre autoportraits visuel et scriptural. En ce qui concerne le domaine littéraire, on se penchera tout particulièrement sur les écrivains qui s’intéressent à l’autoreprésentation et qui mêlent texte et image dans des productions diverses (fiction, non fiction, textes autoréflexifs ou même paratextes tels que les correspondances…), mettant en scène leur (auto)portrait, à l’instar de Walt Whitman, Mark Twain, Frederick Douglass, Sylvia Plath ou encore Charles Bukowski. La pratique du memoir, y compris family memoir (Alan Bennett) ou de tout texte autoreprésentatif qui inclut, directement ou indirectement, le portrait, l’image, la photographie de l’auteur ou d’un autre qu’il prend comme reflet de lui-même (John Ashbery, Jackie Kay) pourrait également faire l’objet de travaux. En ce qui concerne le domaine visuel (peinture, dessin, photographie…), autoportrait s’entendra comme représentation intentionnelle de soi au niveau de l’apparence et/ou de l’identité ; des propositions de communication sur des artistes dont l’œuvre inclut une dimension textuelle (tel l’autoportrait de George Gower de 1579) seraient les bienvenues ainsi que des rapprochements entre pratiques visuelles contemporaines et pratiques d’écriture dans la représentation de soi.
Les propositions de communications (1 page) accompagnées d’une brève présentation biobibliographique sont à envoyer à jean-louis.claret@univ-amu.fr, richard.phelan@univ-amu.fr et sophie.vallas@univ-amu.fr avant le 10 janvier 2019.
Bibliographie indicative
Ahnouch Fatima & Rabie Robay, Portraits et autoportraits dans la littérature et les arts visuels, Éditions universitaires européennes, 2015.
Alberti, De Pictura, (1435), Paris : Seuil, 2004.
Arasse, Daniel, Le détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris : Champs Flammarion, 1996.
Beaujour Michel, Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris : Seuil, 1980.
Bonafoux, Pascal, Autoportrait, or tout paraît : essai de définition d’un genre, Paris : l’Harmattan, 2014.
Calabrese, Omar, L’art de l’autoportrait, Paris : Citadelles & Mazenod, 2006.
Cheeke, Stephen, Writing for Art: The Æsthetics of Ekphrasis, Manchester: Manchester University Press, 2008.
Cordié Lévy, Marie, L’autoportrait photographique américain (1839-1939), Paris : Mare & Martin, 2014.
Dancing with Myself, exhibition catalogue, Punta della Dogana, Venice, Marsilio Editori, 2018.
Dagron, Gilbert, Décrire et peindre : essai sur le portrait iconique, Paris : Gallimard, 2007.
Dällenbach, Lucien, Le récit spéculaire. Essai sur la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977.
Foucault, Michel, Les mots et les choses, Paris : Tel Gallimard, 1966.
Guegan, Stéphane, et al, L’autoportrait dans l’histoire de l’art : de Rembrandt à Warhol, l’intimité révélée de 50 artistes, Paris : Beaux-Arts éd., 2009.
Hall, James, The Self-portrait: A Cultural History, Thames & Hudson, 2014.
Hulse, Clark, The Rule of Art: Literature and Painting in the Renaissance, Chicago and London: Chicago University Press, 1990.
Ramond, Sylvie et Paccoud Stéphane, Autoportraits de Rembrandt au selfie, Snoeck, Köln, 2016.
Rancière, Jacques, Le spectateur émancipé, Paris : La Fabrique 2ditions, 2008.
Rousset, Jean, Narcisse romancier. Essai sur la première personne dans le roman, Paris : José Corti, 1986.
Schapiro, Meyer, Les mots et les images, Paris : Macula, 2000.
Todorov, Tzvetan, Éloge de l’individu : essai sur la peinture flamande de la Renaissance, Paris : Adam Biro, 2000.