Le bureau de la SAES exprime sa stupeur suite aux propos diffamatoires de Jean-Michel Blanquer, Ministre de l’Education nationale, à l’encontre des universitaires français. S’exprimant le jeudi 22 octobre sur Europe 1 et devant le Sénat, M. Blanquer a affirmé que l’Université serait infiltrée par « des courants islamo-gauchistes très puissants » qui « font des ravages ». S’emparant d’un concept vague et sans fondement qui émane de la rhétorique d’extrême-droite (rappelons que « l’islamo-gauchisme » ne désigne aucun courant politique ou intellectuel existant), il instrumentalise cyniquement l’atroce meurtre de Samuel Paty en jetant l’opprobre sur les universitaires, faisant ainsi écho aux propos d’Emmanuel Macron qui, cité par Le Monde le 11 juin 2020, estimait « le monde universitaire » « coupable » d’avoir « ethnicisé le débat social en pensant que c’était un bon filon » et « coupé en deux la République. » Dans un entretien au JDD publié le 25 octobre 2020, J-M Blanquer réitère ses accusations : « Il y a un combat à mener contre une matrice intellectuelle venue des universités américaines et des thèses intersectionnelles qui veulent essentialiser les communautés et les identités, aux antipodes du modèle républicain qui, lui, postule l’égalité entre les êtres humains, indépendamment de leurs caractéristiques d’origine, de sexe, de religion. C’est le terreau d’une fragmentation des sociétés qui converge avec le modèle islamique. »
Ces propos d’une extrême gravité appellent plusieurs remarques :
1. Les propos de M. Blanquer visent explicitement les courants de pensée émanant des universités américaines, et plus précisément « les thèses intersectionnelles » opposées au paradigme universaliste, érigé ici en dogme républicain. M. Blanquer ignore manifestement de quoi il parle, puisqu’il accuse l’approche intersectionnelle d’« essentialiser les communautés et les identités » alors qu’elle vise précisément à déconstruire l’essentialisme. En outre, il présente comme un corpus de « thèses » préconstruites ce qui constitue en réalité un ensemble d’outils critiques permettant de mettre au jour toute la complexité et la multiplicité des situations et des interactions sociales. En tant qu’anglicistes travaillant dans le champ des humanités, il nous appartient d’engager un dialogue critique avec les paradigmes théoriques élaborés dans la sphère anglophone. Les débats, souvent vifs, autour de l’universalisme et de ses limites, existent dans tous nos départements et toutes nos équipes de recherche, et ils sont indispensables à l’exercice collectif de l’esprit critique auquel l’université française est si profondément attachée.
2. le Ministre de l’Education Nationale s’arroge ici le droit d’intervenir sur les contenus et la méthodologie universitaires. Cette ingérence (qui ne relève aucunement de ses compétences) est d’autant plus grave que la rhétorique du « combat à mener » exprime sans ambiguïté une volonté de museler l’esprit critique à l’université. M. Blanquer répond donc à l’attaque odieuse contre la liberté d’expression que constitue le meurtre de Samuel Paty par une volonté d’assigner le monde universitaire à la pensée unique. Il défend le corps enseignant, méprisé de longue date par les pouvoirs publics et profondément traumatisé par l’assassinat de l’un des leurs dans l’exercice de ses fonctions, en désignant les universitaires, soit une partie de ce même corps enseignant, à la vindicte populaire, appelant par ses propos irresponsables une campagne de haine à l’encontre des universitaires dont on mesure déjà la virulence sur les réseaux sociaux.
3. Cette politique du bouc émissaire, menée conjointement par le Président de la République et son Ministre de l’Education Nationale, permet à l’Etat de se dédouaner de toute responsabilité dans la propagation de l’islamisme radical et de s’épargner une analyse approfondie de ses causes et de ses ressorts. Elle présente, en outre, l’intérêt de désolidariser encore davantage la société française du monde universitaire au moment même où celui-ci fait l’objet d’une attaque violente en règle, en inscrivant dans la loi la fragilisation des chercheurs par la suppression de leur statut, et donc celle de la recherche tout entière.
La SAES, qui représente la pensée critique, plurielle et éminemment responsable des chercheurs en études anglophones, dénonce donc les amalgames paresseux et infondés du ministre, qui ne font honneur ni à la pensée, ni à la République.