Annie Bertrand Escuret (1946-2018)

J’ai rencontré Annie par texte interposé, c’est-à-dire que je l’ai d’abord lue à l’occasion d’un article sur Tess de Thomas Hardy qu’elle avait publié dans les Cahiers victoriens. « Tess des d’Urberville: le Corps et le Signe », impressionnant.[1] J’ai encore dans la tête cette phrase : Tess est l’histoire d’une femme déchirée entre Texte et texte. Cet article avait marquée l’étudiante de troisième année que j’étais alors. Quelques temps plus tard, je me suis retrouvée à suivre ses cours de DEA le samedi matin de 9 à 12 à Montpellier. Elle officiait avec P. Vitoux et C. Fleurdorge. Ce dernier nous parlait de narratologie avec passion et force exemples, j’ai oublié de quoi parlait le premier. Annie parlait de critiques français contemporains, ceux qu’on range sous l’appellation de « French Theory ». Barthes, Lacan, Derrida, Deleuze, et son préféré, Michel Serres. Elle vivait ce qu’elle enseignait. Elle bondissait dans la salle, écrivait nerveusement au tableau deux trois mots, repartait dans ses explications, se laissait prendre par sa pensée, nous faisait assister à son irruption en direct. La théorie, c’était la vie pour elle, et donc, c’était incarné.

Au bout de quelques semaines, je suis allée la voir pour lui dire que je voulais faire une thèse avec elle. À cette époque, on pouvait encore faire une thèse par plaisir, par passion. On s’est mis d’accord sur mon roman britannique préféré : Wuthering Heights, et sur un titre : « Lectures ». Annie m’a donné cet unique conseil : « lisez tout ». À ce jour, c’est le meilleur qu’on m’ait jamais donné. Tout, cela voulait dire tous les textes d’un auteur, toute la critique et tous les critiques, sans a priori, sans parti-pris, pour le plaisir de la découverte, pour l’intérêt de la théorie au regard de la littérature. Et c’est vrai que son article sur Tess tout nourri de théorie faisait résonner Hardy autrement que comme un écrivain racontant une histoire triste. Après, j’ai appris à voir les choses autrement et à remettre du contexte, mais à cette époque, on ne jurait que par la théorie pour son pouvoir d’illumination de la littérature. Pour sa capacité à lui donner autre chose que la valeur d’un passe-temps. Bien sûr, un texte littéraire va toujours plus loin, plus profondément qu’un texte théorique, mais cela, c’est aussi la théorie qui nous l’enseigne.

La direction de thèse d’Annie est inoubliable, comme son article. Pas inoubliable au sens d’exceptionnel ou d’extraordinaire, non, inoubliable au sens de ce qui fonde une pratique.  Annie accueillait et le texte et son auteur comme ils étaient. Elle lisait, elle ne laissait passer aucune maladresse stylistique, aucune obscurité, et je me souviens encore d’une série de pages toute zébrée de rouge car j’étais à ce moment dans ma phase lacanienne pure et dure avec tournures à la Lacan à tout bout de champ. Annie pensait, non sans raison, que c’était incompréhensible et inintelligible en 11e section CNU.

Je me souviens de longues conversations chez elle, l’après-midi. Nous discutions de la thèse, de la fac, parfois de collègues, de théorie, de Montpellier, et du reste. Annie accueillait ainsi. Quand on arrivait en été, elle offrait une serviette pour aller se rafraîchir avant le thé ou le café, l’orangeade et les petits gâteaux. Les nourritures n’étaient pas que spirituelles. Annie était toujours disponible pour parler, refaire le monde, traiter de théorie, évoquer ses auteurs et ceux qu’aimaient ses hôtes. Même quand elle est devenue VP CEVU, comme on disait alors, elle trouvait du temps pour recevoir ses visiteurs dans son grand bureau à Paul Valéry. Sa direction a été souple, confiante (elle a lu la thèse finie), et Annie n’a jamais cherché à me « vendre » Hardy. Elle a accepté une thèse sur un auteur victorien, certes, mais pas le sien. Elle m’a laissé champ libre et m’a aussi permis d’élaborer, enfin, de commencer à élaborer ma propre position. Rien à voir avec les thèses actuelles. Tout était fait pour l’émancipation intellectuelle d’autrui. Parce qu’on y croyait à cette époque et que nous sommes nombreux à toujours  y croire.

Comme la plupart des dirigeants de l’Université Paul Valéry, elle a subi des blocages et des occupations. Ce qui l’avait étonnée et fait sourire, c’était qu’un ou une des occupantes avait oublié un ours en peluche dans son bureau. Pour Annie, l’université était un lieu de partage de savoir, de dialogue de pair à pair, pas une nurserie. Mais elle n’était pas snob et faisait cours de première année jusqu’à l’agrégation. Je l’ai vu tenir un amphi de première année et de nombreux collègues lui doivent d’avoir décroché le concours. Un cours d’agrégation ou de Capes avec Annie, c’était plus que le traitement d’un ouvrage ou d’une série de nouvelles, c’était la littérature, en long en large et dans les détails du texte au programme. Sa vision était macroscopique et situait le texte dans l’ensemble des textes littéraires, des époques et des cultures littéraires, et microscopique : une phrase, une expression donnait lieu à un long développement. La théorie n’était pas en reste. On oublie souvent que pour répondre aux questions très simples des collégiens, il faut avoir beaucoup lu, beaucoup pensé, élaboré, et Annie donnait les outils conceptuels permettant aux enseignants d’exercer pleinement leur métier. A l’université, les choses sont sans doute plus simples car on peut toujours conseiller aux étudiants de lire tel ou tel ouvrage, ce sont des adultes autonomes et bien disposés, mais au collège, il faut donner une réponse claire, ce que l’on ne fait qu’en ayant une maîtrise quasi totale d’un sujet, pas forcément littéraire.

Nous avons continué à nous voir pour des repas qui duraient le temps de la conversation, c’est-à-dire longtemps. La seule chose qui nous faisait quitter la Brasserie du théâtre à Montpellier était notre envie de fumer. Personne n’est parfait en ces temps hygiéniques. Alors, nous allions fumer devant le restaurant, puis en allant chercher sa voiture au parking, parce qu’Annie ramenait son invitée là où elle devait aller. Son accueil était inconditionnel.

Lors de ces repas, elle me parlait de l’Algérie, ou plutôt, de son exil, et le mot n’est pas trop fort. Partir avait été un déchirement qui ne se disait qu’à travers l’arrivée dans un pays étranger, les difficultés, les études et les rencontres. Jamais Annie, la pied noire, n’a eu un mot contre l’Algérie ou les Algériens. Elle aimait Camus, plus que Said, mais pour des raisons intellectuelles. L’exil s’était métabolisé en une question théorique. Peut-être parce qu’elle s’était plongée dans ses études en arrivant en France. Elle voulait devenir médecin, mais les études coûtaient cher, alors elle a choisi une voie où les bourses existaient. Elle a passé son Capes d’anglais, elle est major de sa promotion, et l’agrégation, avec un rang excellent, la même année. En récompense, le MEN l’a expédiée dans le nord-est du pays avant qu’elle ne redescende vers des cieux plus cléments. Depuis son arrivée en France, elle s’était fait des amies et des amis qu’elle n’a jamais perdus. Elle a commencé sa thèse sur Hardy, une thèse d’Etat qu’elle a soutenue brillamment.[2] Typiquement, elle préférait évoquer le buffet qui avait suivi la soutenance, avec du saumon. Annie était humble, très humble, et ce n’était pas du chiqué.

Les temps ont heureusement changé mais à l’époque, les Cahiers victoriens et édouardiens étaient dirigés par deux collègues de sexe masculin qui ne lui ont donné la direction de la revue que bien plus tard. Elle en a fait le journal de référence des études victoriennes en France et surtout, elle a invité des collègues à diriger certains numéros. Là aussi, générosité. « Je vous laisse les rênes » disait-elle. Diriger une revue est un sacerdoce et une épreuve de patience comme nous le savons tous. Une fois, il y a eu une erreur d’insertion de certains cahiers et il a fallu retirer les exemplaires défaillants et les réimprimer. Une autre fois, les exemplaires languissaient dans une salle d’expédition. Je n’oublierai jamais Annie, filant aux PULM et empaquetant elle-même les numéros pour les abonnés (elle était encore en activité), et glissant une lettre pour expliquer le retard avec lequel les numéros étaient envoyés. Terrifié, le directeur de la maison d’édition est venu sur le champ pour protester, on a enlevé les lettres, remplacées par de simples missives, après de longues négociations car Annie ne s’en laissait pas conter. Nous avions un devoir de sérieux et une obligation envers les abonnés.

Son humour était aussi ravageur : à la possibilité de participer à un salon du livre, elle avait répondu que pour les dédicaces, ce serait compliqué car « nos auteurs sont morts ». Ne pas tout mélanger, ne pas confondre recherche et promotion mercantile. Même si, pour les victorianistes, certains auteurs sont plus vivants que nos contemporains.

J’ai connu Annie avec les cheveux très courts : elle m’a raconté que, jeune femme, elle avait un gros chignon boule, comme il s’en faisait dans les années 60. Un beau jour, elle a tout fait couper et s’est sentie en liberté. Plus jamais elle n’a eu les cheveux longs. La liberté, sa liberté de femme, de chercheuse, s’était aussi incarnée dans ces quelques centimètres blonds. Il y a chez elle un mélange très étonnant de conceptualisation très poussé et d’incarnation absolue. Sa voix aussi, son intonation et le rythme saccadé de ses phrases en témoignent : une énergie quasi pulsionnelle, et la coupure qui vient canaliser ce qui s’énonce et en faire cette paradoxale énonciation où les mots qui jaillissent sont en fait toujours pensés, sommés de se conformer à un cadre qui leur donne un sens précis, à nul autre semblable. Et bien sûr, sa conduite automobile suivait ce mode. Nerveuse mais précise. Jamais Annie n’a eu un accident.

Quand Annie est partie à la retraite, elle a organisé un simple pot de départ au département d’anglais. Elle est très rarement revenue au labo qu’elle avait dirigé, l’EA 741, aujourd’hui EMMA. Son mandat avait été marqué par une appréciation défavorable du ministère qui désirait imposer de nouvelles normes, en particulier pour les publications. Annie a du gérer ce changement et l’a fait avec toute l’humanité possible et toute la rigueur et la patience nécessaires. Celles et ceux qui dirigent des unités de formation savent à quel point le ministère peut être exigeant et imprécis, ou imprécis et exigeant. L’EA a été reconduite et c’est à Annie que les collègues le doivent, comme ils leur doivent d’avoir une gestionnaire de labo anglophone et compétente. Là aussi, celles et ceux qui ont à gérer des personnels administratifs savent à quel point l’erreur de recrutement n’est pas permise et combien le doigté est indispensable pour accueillir chacun dans ses attributions et ses tâches. D’autres ont dit mieux que moi à quel point Annie était une grande intellectuelle, mais je tiens à ajouter qu’elle était aussi une directrice de (tout un) labo talentueuse.

Elle s’est retirée, disant que « les cimetières sont pleins de gens irremplaçables », sous-entendant qu’ils ne l’étaient que de leur vivant et selon leur opinion. Pour une fois, je suis en désaccord avec elle. Ou alors, il faut penser que les irremplaçables des cimetières le sont dès lors qu’ils ont transmis des pratiques, des façons de se positionner intellectuellement, d’agir, de penser et de désirer. La question reste ouverte.

Annie est donc restée chez elle, avec son mari, Edmond, qui a pris soin d’elle jusqu’au dernier moment, Vanessa, sa fille, qui lui avait donné des petits-enfants dont elle était si heureuse, et Pierre, son fils, qui voulait un tigre lorsqu’il avait douze ans. Annie avait pris la question au sérieux. Elle s’en voulait de ne pas avoir été davantage présente durant l’enfance de Pierre et Vanessa vers lesquels mes pensées vont en écrivant ceci. Annie avait toutes les raisons d’en être fière. D’autres ont dit et diront mieux ses qualités, ses talents, sa force et son extrême gentillesse. Par-delà la mort, je voulais la remercier. Il y a des compagnonnages fondateurs, et le sien l’a été.

 

Bénédicte Coste

 

 

[1] Annie Escuret, « Tess des d’Urberville: le Corps et le Signe », Cahiers Victoriens et Édouardiens 12 (1980): 85-136.

[2] L’œuvre romanesque de Thomas Hardy (1840-1928): lecture, Thèse d’état Montpellier, 1983.


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