Argumentaire scientifique
« So we are all black people, so-called Negroes, second-class citizens, ex-slaves. »
Malcolm X, « Message to the Grassroots » (1963).
L’histoire des descendants d’Africains en Amérique du nord peut se lire comme une lutte pour le pouvoir de se nommer soi-même. Depuis l’arrivée des premiers esclaves noirs dans les colonies britanniques d’Amérique du nord au début du xviie siècle, les membres de cette minorité ont cherché à s’auto-définir contre le lexique dégradant le plus souvent employé par les groupes sociaux dominants pour les désigner. Comme toutes les minorités, en effet, les Africains-Américains ont historiquement été assujettis au pouvoir de nomination du monde social détenu par les groupes majoritaires. En ce sens, imposer une autre nomination de soi-même a joué un rôle majeur dans le développement d’une identité de groupe et d’une estime de soi positives chez les Afro-descendants en Amérique du nord. Autrement dit, la nomination de soi-même a constitué pour cette minorité opprimée une facette centrale de ses luttes de libération (Bourdieu, 1980 ; Stuckey 1987).
Celles et ceux que l’on nomme aujourd’hui African-Americans sont les descendants de multiples populations africaines et, à cause d’un haut degré de métissage, de multiples populations extra-africaines aux cultures et aux langues différentes. Ainsi, au cours de leur histoire, ces personnes se sont ou ont été désignées de diverses façons, que ce soit en relation avec leur origine géographique, leur apparence phénotypique ou bien leur statut social : Guineans, Slaves, Colored, People of color, Negroes, Blacks, Afro-Americans, African-Americans, etc. Une nomenclature méprisante voire insultante (uncle, aunt, nigger, nigra, coon, etc.) a longtemps eu publiquement cours dans la société états-unienne (Fairchild, 1985 ; Finkenbine, 2006 ; Kennedy, 2012 ; Smith, 1992).
Jusqu’au début du xixe siècle, les communautés de Noirs libres aux États-Unis utilisaient communément le nom et l’adjectif African pour se désigner. L’émergence d’un mouvement appelant à la « colonisation », c’est-à-dire à la déportation, des descendants d’Africains en Afrique ou dans les Caraïbes incita ces communautés à préférer le terme Colored pour distendre leur lien avec l’Afrique et prouver leur appartenance à la société états-unienne. Après l’abolition de l’esclavage en 1865, le terme Negro, issu des langues ibériques, a gagné en popularité pour désigner la diversité de la diaspora africaine en Amérique. Au xxe siècle, ce nom fut lui-même concurrencé par les termes Afro-American, qui exprime une double appartenance géographique et historique, et le terme Black, popularisé par le Black Power movement des années 1960 et 1970 pour dire la fierté noire. Depuis la fin du xxe siècle, avec le terme Black, les termes African-American et African American (sans trait d’union) sont devenus les plus courants (Sigelman et al., 2005 ; Philogene 1999).
La question du trait d’union comme celle de la majuscule constituent des enjeux aussi bien linguistiques que politiques. Par exemple, la question du trait d’union engage à travers le langage une représentation de soi et du monde, et l’usage n’a pas encore définitivement fixé la graphie de African-American ou African American : bien que le Chicago Manual of Style propose d’écrire le nom sans trait d’union et l’adjectif avec, la tendance actuelle incite à omettre le trait d’union, sans doute en réaction à l’expression méprisante d’« Américains à trait d’union » (hyphenated Americans) pour désigner les Américains d’origine étrangère – Irish-Americans, German-Americans, Italian-Americans, Polish-Americans, Asian-Americans, etc. – dont la citoyenneté serait moins « authentique » que celle des unhyphenated Americans.
En France, les spécialistes de civilisation des États-Unis connaissent en anglais le sens et l’évolution historique de termes aussi divers que blackness, Negro, colored ou l’imprononçable N-word, et sont régulièrement confrontés, dans leurs recherches en français ou dans leur enseignement, à la question de traduire ces termes en leur faisant justice et en faisant justice aux individus auxquels ils renvoient. Il est du reste notable que les questions de traduction de ce lexique se posent aujourd’hui à l’intérieur même de la langue anglaise : aux États-Unis et ailleurs, de nombreux historien.ne.s préfèrent systématiquement le terme enslaved à slave et les termes slaveowner, slaveholder ou slaver à master pour parler des personnes « réduites en esclavage » non pas par des « maîtres », entretenant une relation de supériorité à l’égard de personnes mineures ou objectivées, mais par des oppresseurs (Baptist, 2014). La traduction de enslaved par le néologisme « esclavisé » rejette ainsi l’idée selon laquelle « être esclave » serait une nature intrinsèque aux individus pour insister sur l’idée selon laquelle « être esclavisé » est le résultat contingent d’une relation de pouvoir à la violence extrême toujours contestée par la capacité de résistance de la personne opprimée.
Ces questions sont plus que jamais d’actualité, que ce soit en raison de la mise au programme de l’agrégation d’anglais (2020-2021) du roman Beloved de Toni Morrison et de la présidence de Barack Obama, ou qu’il s’agisse d’actualité dans l’édition en sciences humaines : l’année 2019 a notamment été marquée par la publication en France de la traduction du livre de Nell Irvin Painter, History of White People (Histoire des Blancs), qui a posé la question de la traduction de whiteness (« blancheur », « blanchitude » ou « blanchité » ?). De même, la publication par Nicolas Martin-Breteau de la traduction de The Philadelphia Negro (Les Noirs de Philadelphie) de W. E. B. Du Bois soulève la question de la nomination des personnes de ce groupe sociologique dont Du Bois insistait en 1899 pour qu’elles soient désignées du terme Negro « parce que huit millions d’Américains ont droit à une lettre capitale ».
En littérature, on pourra penser aux diverses nuances de noir employées par une autrice comme Toni Morrison en 2015 dans son roman God Help the Child (Délivrances), ou au remplacement polémique de nigger par slave dans une nouvelle édition en 2010 de The Adventures of Huckleberry Finn (New York Times, 2011 ; Lavoie, 2002). L’emploi de nigger chez Twain n’avait pas la même charge raciste à l’époque ; de même, un terme comme Negro, employé sans racisme dans les années 1950 par des auteurs comme Vladimir Nabokov dans Lolita (1955), est aujourd’hui problématique. Comment traduire aujourd’hui ces dénominations d’hier ? Sans oublier la gradation de ces termes : en français, « nègre » est employé pour traduire aussi bien negro que nigger, mais ces deux mots sont-ils vraiment équivalents en anglais ? On note ainsi que, dans la bande annonce en VOST du film de Raoul Peck, I am not your Negro (2016), sur la vie de James Baldwin, le terme Negro est parfois traduit par « nègre », comme dans le titre français, parfois par « noir ».
La question de la traduction lexicale de la couleur noire appelle également la question de la traduction orale de la voix noire, par exemple en littérature ou en audiovisuel (Antoine, 2004 ; Chapdelaine & Lane-Mercier, 1994 ; Hodson, 2014 ; Bruneaud, 2010). On relève de multiples accents dans des classiques comme Their Eyes Were Watching God (Mais leurs yeux dardaient sur Dieu) de Zora Neale Hurston (1937) et To Kill a Mockingbird (Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur) de Harper Lee (1960) ou des romans plus récents comme The Help de Kathryn Stockett (2009), dans des films comme Black Panther (2018) et des séries comme The Wire (2002-2008), Orange is the New Black (2013-2019) et Empire (depuis 2015). Traduire en français les particularités idiosyncratiques de cette langue, souvent appelée Black English ou ebonics, relève souvent de la gageure. Différentes stratégies ont été adoptées selon les époques et les cas de figure, révélant une prise en compte d’enjeux moraux, politiques et esthétiques à la fois divers et parfois concurrents. À l’écrit, peut-elle être traduite en français ? À l’oral, faut-il trouver un accent équivalent en France, comme l’accent créole ? Ce qui est possible en anglais l’est-il en français sans connotation raciales choquantes comme le parler « petit nègre » ? (Kennedy, 2012).
Comme le montre notre double spécialisation, cette Journée d’étude entend faire appel à plusieurs disciplines des « humanités », comme la traductologie, la linguistique et la littérature d’un côté, la civilisation, l’histoire et la sociologie de l’autre pour mieux comprendre les enjeux liés aux nominations de certains groupes de population et à leurs traductions vers le français depuis l’anglais américain. Il s’agit en retour d’une réflexion sur le pouvoir politique de nommer détenu par les personnes identifiées comme blanches dans une société majoritairement blanche. S’interroger sur le nom et l’adjectif « noir » amène donc à interroger la fausse évidence des cadres dans lesquels nous pensons et parlons communément. En ce sens, cette Journée d’étude se propose aussi d’éclairer, sous un angle original parce que peu exploré, les débats scientifiques et médiatiques qui portent sur les questions raciales en France : en effet, dans ces débats, les termes discursifs et les outils analytiques sont souvent empruntés à et traduits de l’expérience africaine-américaine.
Pour cette Journée d’étude, nous encouragerons les chercheurs et les chercheuses, jeunes ou confirmé.e.s, mais aussi les traducteurs et les traductrices à soumettre des propositions de communication sur les thèmes suivants :
- L’histoire des termes anglais pour désigner la population noire aux États-Unis, ainsi que l’histoire de leur traduction en français que ce soit en littérature, dans les sciences sociales ou dans l’audiovisuel.
- Les enjeux de la traduction de la voix dans la communauté noire, comprise comme dialecte et accent (urbain/rural, riche/pauvre, africain-américain/caribéen/africain, etc.), que ce soit en littérature, dans les sciences sociales ou dans l’audiovisuel.
L’un des objectifs de cette Journée d’étude est la publication d’un ouvrage interdisciplinaire qui n’aura pas pour but de décrire la palette des termes effectivement employés ou existants pour désigner la communauté africaine-américaine, mais d’analyser les enjeux politiques que révèle le choix de tels termes plutôt que d’autres. Autrement dit, afin de poser les bases de ce futur ouvrage, cette Journée d’étude entend explorer les théories et les pratiques politiques de nomination et de traduction des phénomènes sociaux liés à la notion de race aussi bien aux États-Unis qu’en France.
Les propositions, de 500 mots maximum, doivent être envoyées simultanément à Julie Loison-Charles (julie.charles@univ-lille.fr) et Nicolas Martin-Breteau (nicolas.martin-breteau@univ-lille.fr) avant le 31 mai 2020.
Cette Journée d’étude s’insère dans un programme de recherche large puisqu’elle sera suivie d’une autre Journée consacrée à la traduction de la couleur noire en poésie britannique, organisée par Claire Hélie (université de Lille) et Julie Loison-Charles.
Ouvrages cités :
Antoine, Fabrice (dir.), Argots, langue familière et accents en traduction, Lille, Cahiers de la Maison de la Recherche, Ateliers, n° 31, 2004.
Baptist, Edward E., The Half Has Never Been Told: Slavery and the Making of American Capitalism, New York, Basic Books, 2014.
Bourdieu, Pierre, « L’identité et la représentation », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 35, 1980, p. 63-72.
Bruneaud, Karen, « La Traduction française de textes littéraires en anglais non standard », Thèse dirigée par M. le Professeur Michel Ballard, soutenue le 18 juin 2010.
Chapdelaine, Annicke et Lane-Mercier, Gillian (dir.), Traduire les sociolectes, TTR (Traduction, Terminologie, Rédaction), vol. 7, n° 2, 1994.
Du Bois, W. E. B., Les Noirs de Philadelphie. Une étude sociale, traduction, introduction et appareil critique par Nicolas Martin-Breteau, Paris, La Découverte, 2019 [1899].
Fairchild, Halford H., « Black, Negro, or Afro-American?: The Differences Are Crucial! », Journal of Black Studies, vol. 16, n° 1, 1985, p. 47-55.
Finkenbine, Roy E., « Names Controversy » in Colin A. Palmer, The Encyclopedia of African-American Culture and History, vol. 4, New York, Thomson Gale, 2006, p. 1574-1576.
Hodson, Jane, Dialect in Film and Literature, London, Palgrave Macmillan, 2014.
Hurston, Zora Neale, Leurs yeux dardaient sur Dieu, traduction de Their Eyes Were Watching God par Sika Fakambi, Paris, Zulma, 2018 [1937].
Kennedy, Randall, Nigger: The Strange Career of a Troublesome Word, New York, Pantheon Books, 2012.
Lavoie, Judith, Mark Twain et la parole noire, Montréal, Presses de l’université de Montréal, 2002.
Lee, Harper, Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, traduction de To Kill a Mockingbird par Isabelle Stoïanov et Isabelle Hausser, Paris, Editions de Fallois/Livre de Poche, 2005 [1960].
Morrison, Toni, Délivrances, traduction de God Help the Child par Christine Laferrière, Paris, Éditions Christian Bourgois, 2015.
Nabokov, Vladimir, Lolita [1955], in Vladimir Nabokov, Brian Boyd (dir.), Novels, 1955-1962, New York, Library of America, 1996.
New York Times, « Does One Word Change “Huckleberry Finn”? » in « The Opinion Pages–Room for Debate », New York Times, 5 janvier 2011, <https://www.nytimes.com/roomfordebate/2011/01/05/does-one-word-change-huckleberry-finn>
Painter, Nell Irving, Histoire des Blancs, traduction par Georges Barrère et Thierry Gillyboeuf, Paris, Max Milo Editions, 2019 [2010].
Peck, Raoul, I Am Not Your Negro, Velvet Film, 2016.
Philogene, Gina, From Black to African American: A New Social Representation, Westport, Conn., Praeger, 1999.
Pullum, Geoffrey K ., « African American Vernacular English is not Standard English with Mistakes » in Rebecca S. Wheeler (dir.), The Workings of Language, Westport CT, Praeger, 1999.
Sigelman, Lee, et al., « What’s in a Name? Preference for ‘Black’ versus ‘African-American’ among Americans of African Descent », The Public Opinion Quarterly, vol. 69, n° 3, 2005, p. 429-438.
Smith, Tom W., « Changing Racial Labels: From ‘Colored’ to ‘Negro’ to ‘Black’ to ‘African American’ », Public Opinion Quarterly, vol. 56, n° 4, 1992, p. 496-514.
Stuckey, Sterling, « Identity and Ideology: The Names Controversy » in Sterling Stuckey, Slave Culture: Nationalist Theory and the Foundations of Black America, New York, Oxford University Press, 1987, p. 193-244.
Gribben, Alan (ed.), The Mark Twain’s Adventures of Tom Sawyer and Huckleberry Finn, The NewSouth Edition, 2011 [1884].