7 septembre 2017
Journée d’étude internationale
La Voix dans tous ses états
Université Paris-Est Créteil
Les équipes de recherche concernées : TIES et CAECE du laboratoire IMAGER (EA3958)
Les propositions de communication en français ou en anglais (titre, résumé de 300 mots environ et courte biographie) devront être envoyées pour le 30 mars 2017 à Marie Olivier <marie.olivier@u-pec.fr> et à Sylvie Le Moël <sylvie.lemoel@u-pec.fr>
Appel à communications
Dans son Cours sur le Neutre au Collège de France, Roland Barthes explique que la voix est ‘un faux bon sujet’, « un objet qui résiste, qui suscite des adjectifs (voix douce, prenante, blanche, neutre, etc.) mais rien de plus ». La voix est souvent entendue dans le paradigme de la vie et de la mort : le Phèdre de Platon, notamment, oppose la parole vive à l’écriture, elle, du côté de la mort, car du côté de l’immortalité. Parler de vive voix, faire vivre la voix, ne serait-ce pas la mission primitive du poème, qui engage dans ses vers, à la fois écriture et oralité ? Un poème est-il toujours fait pour être dit, déclamé, à l’image des vers d’un Walt Whitman, dont le caractère opératique est radicalement lié à la performance, de la même façon qu’une pièce de théâtre est écrite pour être jouée sur scène, viva voce ? L’exploration de la typographie, de l’écrit chez les poètes américains tels Susan Howe ou de façon plus systématique, E. E. Cummings, semble à première vue, aller contre, voire vouloir faire échouer toute tentative de lecture oralisée. Et pourtant, ces poèmes sont bien habités, dotés d’une voix. Dans ces cas-ci, s’agit-il d’une voix heideggerienne oscillant entre Stimme et Stimmung, entre rappel à soi-même et projection dans le monde –la façon dont l’être s’accorde avec celui-ci, en harmonie ou en désaccord avec lui ? S’agirait-il alors d’une écriture acousmatique ? L’écriture d’une voix à entendre en-deçà du discours ?
La voix serait-elle ce nœud chiasmatique entre l’ailleurs, l’altérité et soi-même, son corps propre et musical, celui-là qui, selon Danielle Cohen-Levinas, « a besoin d’une incarnation autre que lui-même » ? Pour la musicologue, « la voix [est l’]émanation d’un corps que l’on refoule : tel est le projet de la musique occidentale du XVIIe jusqu’à l’aube du XXe siècle ». D’un côté, la voix aurait donc le pouvoir de détourner le corps, ce que l’on peut entendre dans les voix du XVIIIe jusqu’au début du XXe siècle, ou de façon radicale, dans le projet wagnérien par exemple, où le corps devient indifférent, simple enveloppe charnelle, que Bill Viola a su figurer à travers les installations vidéo des corps célestes de Tristan et Isolde dans la mise en scène de Peter Sellars. Cette dissociation radicale à l’opéra entre corps et voix est au fondement même de l’écriture musicale occidentale, même si, d’un autre côté, comme Violaine Anger l’explique, la voix peut également être perçue comme unifiante : « s’il y a voix, c’est qu’il y a un individu, unifié par cette voix : la voix est unifiante tout en marquant le déchirement, le ressenti de l’intériorité ». Entre voix éperdue de l’individu dans la période romantique, et voix collective perdue dans la modernité, telle que Claude Jamain l’explore dans Idée de la voix, la voix demeure une entité à toujours chercher et interroger.
Nous pourrons également nous intéresser à la voix dans les textes bibliques : dans l’article « le Relais des Voix », Éric Benoît rappelle que Jean-Baptiste est « celui qui a été désigné comme la Voix (Mt 3 :3, Mc 1 :3, Lc 3 :4), Voix du Verbe mais non le Verbe lui-même ». De la même façon, l’on pourra s’intéresser à la figure mosaïque : pris de balbutiement, Moïse ne peut parler qu’à travers le truchement d’un autre, son frère Aaron. Cette situation ventriloque a inspiré le magnifique Moses und Aron à Schoenberg, qui a notamment exploité cette question tout comme le problème de représentation de l’irreprésentable à travers la spécificité du Sprechgesang. Chez les figures prophétiques, la voix est en effet problématique, comme l’indique André Neher dans l’Essence du prophétisme. La voix leur fait souvent défaut ou, défaillante, elle vacille toujours, à travers le balbutiement chez Moïse, et pour chacun, à travers le refus volontaire et initial de parler, de prêter leur voix au Verbe.
Enfin, la voix paraît toujours hantée, c’est toujours un autre qui parle à travers l’énonciateur. Chez Jean-Michel Maulpoix, la voix désigne « la place [du sujet lyrique] laissée vide, la place que chacun aspire à occuper, c’est-à-dire la place même de la voix, telle qu’elle constitue un lien invisible avec l’autre, une issue de soi, telle qu’elle signe et signale le plus propre, mais demeure cependant insaisissable, évanescente dès lors qu’elle n’est pas inscrite. Le sujet lyrique, c’est la voix de l’autre qui me parle, c’est la voix des autres qui parlent en moi, et c’est la voix même que j’adresse aux autres ».
On peut également constater ce ventriloquisme à l’œuvre au cinéma à travers le recours aux voix-off notamment. On pense par exemple au Roman d’un tricheur (1936) de Sacha Guitry dont la voix pourtant si caractéristique, prend tous les rôles, hommes et femmes, et ce, depuis le générique jusqu’à la fin du film.
En littérature, le lecteur serait donc finalement aussi une sorte de ventriloque infini : celui du scripteur et de toutes les voix qui se sont levées à travers le texte, de toutes les lectures et écritures qui se sont faites à travers lui. Or, la voix narrative telle qu’on peut l’entendre dans le « discours de la fiction » ne diffère pas tant de la voix lyrique telle qu’on peut l’entendre dans le « discours de la diction », comme l’argumente Dominique Combe. Ni l’une ni l’autre de ces voix narratives ou lyriques, ne paraissent échapper à l’illusion référentielle : qu’y a-t-il ou qui est-il derrière cette voix ? Ni fiction ni diction ne garantissent la référentialité, l’antécédence. La voix semble toujours osciller au sein d’une béance immédiate, entre ce que Jacques Derrida a appelé une « non présence irréductible » et une présence immédiate, radicale. La voix peut être perçue comme toujours évanescente car toujours prise dans une différance derridienne. S’inscrivant comme trace dans le corps, elle est le signe d’une correspondance fallacieuse entre voix et corps, entre origine et projection.
À l’occasion de cette journée d’étude internationale, nous nous intéresserons à la textualité de cette voix, c’est-à-dire au chiasme entre voix et scription, nous tenterons d’écouter les voix dans leur corporéité mais aussi d’entendre leur spectralité, nous nous efforcerons de nous mettre à l’écoute de toutes les voix qui hantent scènes de théâtre et d’opéra, celles à l’œuvre et à la source de discours de fiction et de diction, nous nous intéresserons à tous leurs débords et projets de signification dans une approche à la fois diachronique, translinguistique et transdisciplinaire.
La publication en ligne des actes de cette journée d’étude est envisagée.
International Conference
September 9th, 2017
Université Paris-Est Créteil
IMAGER (EA 3958)
Institut des Mondes Anglophone, Germanique et Roman
TIES & CAECE
MUSICAL AND TEXTUAL VARIATIONS ON VOICE
Call for papers
In his course on the Neutral at the Collège de France in 1977-1978, Roland Barthes explained that voice is “a false good subject, an object that resists: sparks off adjectives (soft, startling, white, neutral, etc., voice) but nothing more.” Voice is often understood in the paradigm of life and death: Plato’s Phaedrus notably opposes viva voce to writing, writing being on the side of death as immortality. Speaking viva voce, bringing a voice to life, isn’t this the primary mission of a poem, involving as it does a written and an oral dimension?
Is a poem written to be spoken or declared at all times, like Walt Whitman’s oral and even operatic poetry? Whitman’s poetics are indeed deeply related to performance, just as a play is written to be played on stage. Exploring typography and the visual dimension of poetry such as Susan Howe does or in a more systematic way E. E. Cummings, would, at first sight, seem to displace, to dispossess the voice. And yet, their poems are inhabited, are haunted by a voice. Could one qualify the latter as Heideggerian, oscillating between Stimme and Stimmung, between interiorisation and projection into the world—how an individual harmonizes with the environment or finds him/herself out of tune with it? Is this what one might call an acousmatic voice? A voice to be heard beneath the words, beneath speech itself?
Is voice a chiasmus, a crux between the outside, alterity and oneself, one’s own musical body, what Danielle Cohen-Levinas referred to as “needing an incarnation other than itself”? For the musicologist, a “voice is the emanation of a repressed body. Such is the project of music in the Western civilization from the 17th century to the dawn of the 20ieth century.” According to Cohen-Levinas, it is endowed with the ability to turn the body away. One hears this diversion of the body in voices from the 18th century up to the beginning of the 20ieth century, or in a much more radical way, in Wagner’s project, for instance, where the body becomes indifferent, a mere corporal envelope. Bill Viola exemplified such a position in a staging by Peter Sellars using video installations featuring Tristan and Isolde’s celestial bodies. On the other hand, as Violaine Anger explains, as polysemic as the word voice may be, it remains the seat of unification: “if there is only one word [voice], that is because it marks the presence of a subject. Less an individual—which is a biologic notion— than a subject, however torn and unsure of its being and identity as it may be.” From the frantic voice of the lyric subject during the Romantic period to the collective voice drowned in the sea of modernity, in Idée de la voix, Claude Jamain sees and analyzes voice as having always been an entity to be sought and questioned.
The status of the voice in Biblical texts will also be of concern in the context of this symposium: in his essay “le Relais des Voix,” Eric Benoît reminds the reader that John the Baptist was “the one who was referred to as the Voice” (Mt 3:3, Mc 1:3, Lc 3:4), the Voice of the Word but not the Word itself.” In the same way, one could also evoke the figure of Moses: because of his stammering, Moses could only speak through his brother Aaron. The ventriloquism at the heart of their fraternal relationship inspired the wonderful opera Moses und Aron by Schönberg who also explored the problem of how to present the unfathomable, that which cannot suffer representation, through the specificity of Sprechgesang. As André Neher develops it in l’Essence du prophétisme, prophets’ voices are often wanting, or faulty, they keep vacillating, stammering as in the case of Moses, to the point of going mute in a voluntary refusal to speak: each and every prophet initially refused to lend their voice to the Word.
According to Jean-Michel Maulpoix, voice is “the seat of the [lyric subject] left empty, the seat that each of us longs to occupy: an exit out of oneself, such as it signifies and signals what is most proper to oneself, that however remains fleeting, elusive as soon as it is not written down. The lyric subject is the voice of the other, the one who speaks, it is the voice of all the others who speak inside of me, and the one I address to others.”
One also sees the alienation of the voice at work in the use of voice-over in films. One might think for instance of the French movie, Roman d’un tricheur (1936) by Sacha Guitry where the director’s voice, however characteristic of him also assumes each and every part in the movie, from the initial credits to its very end. Applied to the entire movie, the technique of voice-over is the storyline of the narration giving the spectator the illusion that in the end they have actually seen actors, men and women speaking their own distinct voices, conveying a fallacious impression of what is a complex ventriloquism.
In addition, the narrative voice as one understands it in the expression a “discourse of fiction” does not differ that much from the lyric voice of a “discourse of diction” as Dominique Combe refers to it. Neither of these voices, be they narrative or lyrical, seem to elude the referential illusion: what is there, or who is there behind these voices? Neither fiction nor diction provide a guarantee of reference. Voices always seem to oscillate within the interstitial space of an immediate void, between what Jacques Derrida called “an irreducible non presence” and a radical, immediate presence, also perceived as always evanescent because always caught up in a Derridian différance. Understood as a trace in the body, the voice may be construed as the sign of a fallacious correspondence between origin and projection.
In an interview given in 1973, Roland Barthes called it an “absent object.” One rarely listens to a voice per se, one listens to what it says: voice has the same status as language itself, which is an object that used to be grasped only through its content. With the notion of “text,” one has now learnt to read the texture of language. In the same fashion, the listener always needs to learn to better listen to the texture of voices, to its significance, as well as all its intrinsic features over and beyond meaning.
On the occasion of this international symposium, we will study the textuality of voices, the chiasmus between voice and scription. We will strive to listen to voices in their corporalities but also in their most abstract states. We will try to listen to all the voices haunting the stages of theater and opera houses as well as those at work and at the origin of discourses of fiction and diction. This symposium will ask how voices create meaning and how they overflow it, using a diachronic, translinguistic and transdisciplinary approach.
A project of publication online is under study for the papers given during the symposium.
Proposals in English or in French must be sent along with a title, a 300-word abstract and a short biography to the organizer Marie Olivier <marie.olivier@u-pec.fr> and to Sylvie Le Moël <sylvie.lemoel@u-pec.fr>
Deadline for all submissions: March 30th, 2017.
Answers to proposals will be given on April 15th, 2017.
Roland Barthes, Le Neutre, Notes de cours au Collège de France, 1977-1978. Paris : Seuil, 2002. 113-114.
Claude Jamain désigne le terme Stimmung comme « le mode de l’existence humaine – ou bien le mot très imprécis de ‘souffle’ dès lors qu’il peut devenir chant, son indifférencié et silence ».
Danielle Cohen-Levinas ajoute : « Il s’agit bien d’un corps dans le corps, avec ses différences et ses simulacres, son masque et sa réalité. [. . .] Ce corps avide d’une modernité qui le reconnaîtra enfin est à portée de voix, dans la voix : l’ineffable, le souffle » avant d’ajouter :« Étrange fraternité qui lie la vocalité du haut Moyen Âge à celle de notre contemporanéité lyrique. Entre les deux : la fixation (notation), une longue tradition de pensée musicale qui valorise la voix et élague le corps pour mieux porter le langage. Cette distinction renoue avec l’idéal platonicien de la séparation de l’âme et du corps, l’opposition entre forme et matière – résistance à la matière, hypertrophie de la forme, relation ‘phénoménologique-transcendentale’». L’Opéra et son double. Paris : Vrin, 2013. 223 ; 224.
Jean-Michel Maulpoix, « La quatrième personne du singulier », Figures du Sujet Lyrique. Paris : PUF, 1996) 153.
Dominique Combe, « La Référence dédoublée, le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », Ibid., 53.
Roland Barthes, The Neutral, Lecture Course at the Collège de France, 1977-1978. Trans. Rosalind E. Krauss and Denis Hollier. New York: Columbia UP, 2005. 78.
Claude Jamain calls Stimmung « the mode of human existence – or rather, what the quite vague word ‘breathing’ refer to, since the latter can become singing, an indifferent sound or silence » in Claude Jamain, Idée de la voix, études sur le lyrisme occidental. Rennes : Presses Universitaires de Rennes. 4. Translation mine.
Jean-Michel Maulpoix, « La quatrième personne du singulier », Figures du Sujet Lyrique. Paris : PUF, 1996) 153. Translation mine.
Dominique Combe, « La Référence dédoublée, le sujet lyrique entre fiction et autobiographie », Ibid., 53. My translation. Translation mine.
Roland Barthes, « Les Fantômes de l’Opéra », Le Nouvel Observateur, 17 décembre 1973. Propos recueillis par Hector Bianciotti. Translation mine.