Société d’Études Anglo-Américaines des XVIIe et XVIIIe siècles
Société d’Étude du XVIIe siècle
Société Française d’Étude du XVIIIe siècle
Institut de Recherches Philosophiques (E.A. 373)
Centre de Recherches Anglophones (E.A. 370)
Texte de cadrage
Le thème des Journées jeunes chercheurs qui se tiendront à l’Université Paris Nanterre en septembre 2019 est l’expérience. Celle-ci peut être définie à la fois comme le processus, fait d’épreuves ou d’essais (c’est le sens d’experientia), d’errements, voire d’erreurs, qui conduit à une plus grande sagesse, et le résultat même de ce processus, à savoir la sagesse ou la connaissance à laquelle on parvient, c’est-à-dire l’instruction acquise par l’usage. Cependant, en français, le terme « expérience » désigne aussi l’expérience scientifique ou expérimentation, où l’on retrouve le sens d’« essai ». Il s’agit alors d’une procédure expérimentale qui cherche à mettre en évidence un fait et qui doit contribuer à augmenter le savoir.
La langue anglaise utilise quant à elle des termes différents pour désigner ces deux aspects, « experience » et « experiment », même si le premier peut avoir les deux significations, qui ne sont finalement pas distinctes puisqu’elles renvoient toutes deux à l’idée d’essai ou d’épreuve. « Experiment » a une résonance particulière dans le contexte du XVIIe siècle anglais puisque c’est le moment de la naissance de l’expérimentalisme, pratiqué de manière systématique dans des lieux de promotion du savoir, telle que la Royal Society de Londres. Cet empirisme anglais, hérité de Francis Bacon, est souvent opposé au rationalisme cartésien, qui constituerait une méthode et un mode de pensée proprement français. À cet égard, il apparaît que l’expérience met en jeu deux modalités d’acquisition du savoir, un savoir acquis « par l’expérience », qu’elle soit série d’épreuves ou expérimentation, et un savoir dont on « fait l’expérience », acquis spontanément en quelque sorte, grâce à un bon usage de la raison, par exemple.
L’expérience comme appréhension spontanée et immédiate est aussi l’expérience de Dieu, que l’historiographie anglo-saxonne de la « religion vécue » s’attache à mettre en évidence, à partir de l’idée selon laquelle l’expérience (intime ou personnelle) de la religion ne correspond pas nécessairement aux normes imposées par les institutions religieuses. On pense ici aux catholiques dans le contexte de la Réforme, aux jansénistes en France ou encore aux dissidents d’Angleterre et de Nouvelle-Angleterre aux XVIIe et XVIIIe siècles.
La colonisation du continent nord-américain par les Anglais a souvent été présentée comme une expérience. Les pratiques des colons, face à un nouvel environnement, ont constitué des expériences politiques, religieuses et économiques qui méritent d’être interrogées. On y trouve de nouveaux modes de production, aussi bien que l’esclavage, de nouveaux rapports aux autres, mais aussi une domination exercée sur des populations amérindiennes et africaines, ou encore l’instauration de lois inédites, y compris des Codes Noirs, et la mise en place de nouveaux types de gouvernement, comme la théocratie puritaine en Nouvelle-Angleterre. La Pennsylvanie, par exemple, a été créée par William Penn comme une Expérience Sacrée (Holy Experiment). Uniquement fondée sur la religion Quaker, la colonie refusait la présence d’une armée, et pratiquait une politique de tolérance religieuse et nationale. De même, la Géorgie a été conçue comme une expérience philanthropique et réformiste, se proposant d’offrir un asile aux indigents de Londres souvent emprisonnés pour dettes, et bannissant la consommation d’alcool et la pratique de l’esclavage. Ces expériences ont connu des succès mitigés. Plus tard, au moment de l’Indépendance des colonies, les nouveaux États-Unis d’Amérique ont mis en place une nouvelle expérience démocratique. Si cette dernière est souvent décrite comme « révolutionnaire », ce modèle de démocratie « exceptionnel », pourra être remis en question par sa nature très élitiste.
Dans le domaine littéraire, le rôle important de l’expérience se manifeste également sous les deux aspects du « vécu » et de l’expérimentation. La représentation des réactions de personnages de fiction se développe en effet grâce à l’élaboration d’un nouveau genre littéraire, le roman, dont les premières formes, récits à la première personne et narrations épistolaires, témoignent de l’importance de l’intime dans l’évolution des genres appartenant à la fiction. Pseudo-récits autobiographiques qui sont aussi des bilans d’apprentissage, ces premiers romans, que l’on pourrait qualifier d’expérimentaux, prennent le relais de formes qui avaient triomphé au XVIIe siècle (comme le roman pastoral, par exemple, ou la poésie allégorique). Les romans de Samuel Richardson, Daniel Defoe, Henry Fielding, ou Jonathan Swift témoignent de la dimension morale qui s’attache à l’expérience et qui renvoie parfois au roman picaresque et à ses aventures comiques (chez Fielding notamment) ou qui sert de base à une satire cinglante de la société (comme chez Swift). On peut penser que le rôle accordé à l’expérience personnelle dans le roman au XVIIIe siècle en Grande Bretagne comme en France est une conséquence du triomphe de l’expérience en science et du rejet des autorités qui l’accompagne, et dont on trouve l’expression dans le « Discours préliminaire » à l’Encyclopédie de d’Alembert. En effet, la notion d’expérience permet d’interroger le rapprochement entre science et roman, en d’autres termes l’influence de l’empirisme sur la pratique romanesque et son évolution. On pense aux romans-mémoires de Marivaux, par exemple, où la connaissance naît de l’expérience personnelle, ou encore aux récits de voyage, du Voyage en Perse et en Inde orientale de Chardin (1711) au Voyage autour du monde de Bougainville (1771), dans lesquels les modalités d’une connaissance empiriste sont à l’œuvre, à travers la place primordiale accordée à l’observation et à la perception sensorielle, sans oublier les romans épistolaires à succès du siècle, des Lettres Péruviennes de Graffigny à La Nouvelle Héloïse. Les fictions en viennent même à accueillir des « expériences de pensée », éducatives, notamment, mais pas exclusivement.
On pourra également s’interroger sur la pertinence du terme d’expérience pour qualifier le parcours de la voix poétique au sein des poèmes profanes et religieux de la période moderne. Le poème retrace-t-il, met-il en scène ou au contraire enregistre-t-il une expérience individuelle ou artistique vécue dans l’espace du texte ? Comment l’expérience est-elle représentée en tant que phénomène : passe-t-elle par l’évocation d’un type d’événement, de situation ou encore d’objets matériels faisant partie du quotidien, comme c’est le cas chez les poètes métaphysiques ? Dans la poésie religieuse, l’expérience évoquée par le locuteur ouvre-t-elle un champ où le croyant peut s’émanciper de la théologie et du dogme ?
Dans le domaine de l’action et de la pensée politiques, enfin, on pense à l’expérience acquise par la connaissance de l’histoire et par la lecture des Anciens. Elle peut constituer le socle d’une théorie du gouvernement dans la tradition de l’humanisme civique ou venir valider a posteriori des préceptes de raison (“as shown by reason and experience”). Elle pourra être étudiée dans son rapport avec une pensée d’ordre spéculatif, comme la pensée du droit naturel, par exemple. On pourra également considérer l’irruption de l’histoire chez Hobbes ou chez Locke, et l’articulation de la pensée historique et politique chez Hume.
Les propositions de communications pourront aborder les sujets suivants (cette liste n’est pas exhaustive) :
- l’expérience comme processus, série d’essais et d’épreuves pour parvenir à la connaissance ou à une certaine forme de sagesse (le Bildungsroman / le roman)
- l’expérimentation générique et formelle dans le domaine littéraire : nouveaux formats, nouvelles façons de représenter l’expérience vécue
- les liens entre la pratique romanesque et l’empirisme
- la religion vécue, les pratiques personnelles des croyants
- l’expérience comme appréhension immédiate (de Dieu, de la connaissance ou de la sagesse)
- l’opposition entre les notions d’expérience et d’innocence (voir par exemple Milton et la reprise du récit de la Chute)
- le statut de l’expérience et l’empirisme en Grande Bretagne, en France et en Amérique du nord au moment de l’avènement de la science moderne
- le statut de l’expérience et du savoir historique dans la théorisation politique
- la colonisation de l’Amérique du nord et la Révolution française comme expériences
Les propositions de communications devront présenter une réflexion sur la notion d’expérience, quels que soient le domaine disciplinaire et le contexte abordés. Elles pourront porter sur la France, la Grande Bretagne et/ou l’Amérique du nord aux XVIIe et/ou XVIIIe siècles.
Merci d’envoyer un résumé de 300 mots, ainsi qu’une courte notice biographique, aux membres du comité d’organisation avant le 20 avril 2019 à l’adresse jjc2019nanterre@gmail.com. Une réponse sera donnée au plus tard le 15 mai 2019.
Bibliographie indicative
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Dunan-Page, Anne. L’Expérience puritaine. Vies et récits de dissidents (XVIIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions du Cerf, 2017.
Duquaire, Alexandre, Nathalie Kremer et Antoine Eche éds., Les Genres littéraires et l’ambition anthropologique au XVIIIe siècle : expériences et limites, Louvain, Paris, Dudley, MA., Éditions Peeters, 2005.
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Fourgnaud, Magali. Le Conte à visée morale et philosophique., De Fénelon à Voltaire, Paris, Classiques Garnier, 2016.
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Hamou, Philippe. La Mutation du visible. Essai sur la portée épistémologique des instruments d’optique au XVIIe siècle, Lille, Presses du Septentrion, 2 vols., 1999 et 2001.
Licoppe, Christian. La Formation de la pratique scientifique. Le discours de l’expérience en France et en Angleterre (1630-1820), Paris, La Découverte, 1996.
Martin, Christophe. « Éducations négatives ». Fictions d’expérimentation pédagogiques au XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010.
Monferran, Jean-Charles éd. L’Expérience du vers en France à la Renaissance, Paris, PUPS, 2013.
Pavel, Thomas. La Pensée du roman, Paris, Gallimard, 2003.
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Comité d’organisation
Pour la SEAA 17-18 et le CREA (EA 370) :
Myriam-Isabelle Ducrocq
Laïla Ghermani
Sandrine Parageau
Clotilde Prunier
Laetitia Sansonetti
Pour la SFEDS et le CSLF (EA 1586) :
Colas Duflo
Guillaume Peureux
Laurence Vanoflen
Pour l’IRePh (EA 373) :
Claire Etchegaray
Philippe Hamou