La petite phrase, de Proust à Twitter : percussion et répercussion
(discours, littératures, arts)
Colloque international, interdisciplinaire et transhistorique
23-25 octobre 2019
MSHS – Université de Poitiers
Aussi voyez-vous le peuple y adoptant les airs les plus poétiques, les mieux modulés ; s’attachant aux idées les plus simples ; aimant les motifs incisifs qui contiennent le plus de pensées. La France est le seul pays où quelque petite phrase puisse faire une grande révolution.
Honoré de Balzac, Histoire des Treize, 1835
« Veni, vidi, vici », « L’État c’est moi », « yes we can », « s’il n’ont plus de pain, il n’ont qu’à manger de la brioche », « Vous n’avez pas le monopole du cœur », « Vous n’êtes pas seulement l’homme du passé mais également l’homme du passif », « Je vous ai compris » « Ich bin ein Berliner », « No pasarán » … : la petite phrase est un élément constant dans le discours politique, même si l’évolution des supports techniques (l’apparition de la télévision puis des réseaux sociaux) en fait désormais un des traits essentiels du discours politique contemporain[1].
Si cet usage en politique, qui a donné lieu à de nombreuses analyses (voir en particulier les numéros spéciaux de Communication et Langages en 2011 et de Mots en 2018), mérite d’être encore exploré, il reste également à interroger la pertinence de l’acception « petite phrase » dans d’autres champs discursifs (littéraire en particulier, mais aussi philosophique, etc.), dans les arts visuels et les arts du temps que sont la musique, la danse, le théâtre, la vidéo ou le cinéma. « La petite phrase » est en effet l’expression choisie par Proust dans La Recherche pour désigner un passage de la sonate de Vinteuil qui bouleverse Swann au moment de son écoute (Dorra). À sa suite le « petit pan de mur jaune » semble présenter toutes les caractéristiques du segment détaché mis en circulation hors de son texte original. La référence verbale au sujet pictural peut-elle conduire à la formalisation, en arts visuels, d’une petite phrase comme détail devenant motif ? Il ne s’agit donc pas seulement de tester un vocabulaire métaphorique pour parler de l’image, mais d’envisager les conditions de construction et de réception propres à la petite phrase dans les domaines de la littérature et des autres arts, en se confrontant à la définition (minimale) suivante : La petite phrase n’est pas la forme brève : c’est un morceau remarqué, isolé et repris dans un contexte différent.
- Quels sont les critères d’identification d’une petite phrase dans les arts, par rapport à ceux, bien décrits, du discours politique (énoncé concis non pas isolé comme le fragment mais détaché d’un ensemble, repris dans d’autres discours, spontané ou se donnant comme tel) ? Quelle serait sa rythmique, si on ne la limite pas à la « rhétorique du raccourci » (en lien avec l’évolution marketing du discours politique), mais qu’on l’aborde dans des œuvres comme celles de Beckett, de Duras, de Sarraute ?
- Dans quel contexte émerge-t-elle ? et comment se met en place cette circulation (médiatique, intertextuelle) qui semble être un de ses traits définitoires, dans les différents champs discursifs susceptibles de lui donner naissance ? Comment décrire cette viralité de la petite phrase (comme des mèmes) ? Quel rôle jouent les nouveaux supports, les nouveaux modes de production, de circulation, de réception des œuvres et des discours, des situations de lecture ?
- Quels liens avec le détail (Arasse) ou le motif (en peinture ou en musique) ou la ritournelle ? Le recadrage et le détourage dans les pratiques de collage peuvent-ils être considérés comme des gestes préparant la citation visuelle d’un fragment qu’on pourrait aussi appeler « petite phrase » ? Que dire du déplacement de vocabulaire qui réfère au verbal (« phrase ») et à l’image fixe (« dessin ») pour décrire le mouvement et le geste du corps ?
- Comment décrire précisément à la fois le caractère surprenant, inédit, voire inouï de la petite phrase et sa forme suffisamment figée pour permettre sa reprise, son devenir-cliché, sa dimension immémoriale ?
- Est-ce un phénomène de production du côté de l’artiste ou plus largement du locuteur qui anticipe le repérage et la segmentation future, ou un phénomène de réception, du côté de celui-celle qui découpe, reprend, relance, répète ? Quel effet sur l’auditeur, le lecteur, le spectateur ?
- Comment se construit le caractère percutant de la petite phrase (percussion) – non loin du principe des « punchlines » ou du « clash » – en ouvrant soudainement sur ce qui ne semble être en fait que sa répétition (répercussion), stratégiquement envisagée en politique, profondément ressentie en littérature et en arts.
- Quel serait l’ébranlement exercé par la petite phrase dans ses dimensions subjective, intersubjective, sociale et politique ? Du « pognon de dingue » à « c’est bien, ça », en passant par l’« obstination » de Barthes à voir « les dents cariées du petit garçon » dans une photo de William Klein, ce sont les réactions, émeutes ou tropismes, à la petite phrase qu’on souhaite interroger. Il s’agira cette fois d’interpréter l’intention de qui fabrique la petite phrase et les résonnances chez qui la reçoit.
Ce colloque s’inscrit dans l’axe du FoReLLIS « Vitesses : questions de tempo dans la littérature et dans les arts ». Il se veut pluri- et inter-disciplinaire et accueillera donc des propositions (et des conférenciers) en analyse des discours, littératures, philosophie, arts visuels et du spectacle, musicologie… et dans différents domaines linguistiques et culturels.
Les propositions de communication, en français ou en anglais, seront à adresser à Stéphane Bikialo (stephane.bikialo@univ-poitiers.fr), Anne-Cécile Guilbard (anne.cecile.guilbard@univ-poitiers.fr), Catherine Rannoux (catherine.rannoux.wespel@univ-poitiers.fr) et Julien Rault (julien.rault01@univ-poitiers.fr) avant le 28 juin.
Les réponses seront envoyées avant la mi-juillet et le programme définitif diffusé à partir de septembre 2019.
Bibliographie
Arasse D., Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Flammarion, 1992, « Champs », 1996.
Boyer H. et Gaboriaux C. (dir.), « Les petites phrases », Mots. Les langages du politique, n° 117, 2018.
Brasart P., « Petites phrases et grands discours. (Sur quelques problèmes de l’écoute du genre délibératif sous la Révolution française) », Mots. Les langages du politique, n°40, 1994, p. 106-112.
Cottteret J.-M., La Magie du discours, Michalon, 2000.
Deleuze G., Proust et les signes, Minuit, 1964.
Dessons G., La Voix juste. Essai sur le bref, Manucius, 2015.
Dorra M., Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être ? Proust, Freud, Spinoza, Gallimard, 2005.
Gunthert A., L’Image partagée, Textuel, 2015.
Holgate S, « L’importance des petites phrases médiatiques dans la politique américaine », Washington File,
http://www.america.gov/st/washfilefrench/2007/September/20070914153300ndyblehs0.6141626.html
Krieg-Plancke A., « La petite phrase : un objet pour l’analyse des discours politique et médiatique », Communication et langage, n°168, 2011, p. 23-41 [en ligne]
Maingueneau D., « Les énoncés détachés dans la presse écrite. De la surassertion à l’aphorisation », TRANEL, Travaux neuchâtelois de linguistique, 2006, n°44, p. 107-120.
Maingueneau D., « Sur une ‘’petite phrase’’ de Nicolas Sarkozy. Aphorisation et auctorialité », Communication et langage, n°168, 2011, p. 43-56.
Salmon C., L’Ère du clash, Fayard, 2019.
Wald Lasowski A., Le Jeu de la ritournelle, Gallimard, 2017.
[1] Ainsi Christian Le Bart écrit dans Le Discours politique que « l’art de la petite phrase, tout à la fois brève, simple et distinctive, fait partie des figures imposées de la prise de parole politique aujourd’hui ».