Vendredi 17 et samedi 18 janvier 2020
Maison des Sciences Économiques de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (Paris 13e)
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La force du commerce
Commerces, économie et dynamiques marchandes dans les mondes anglophones
aux XVIIe et XVIIIe siècles
Quand William Temple, ambassadeur anglais à La Haye, soutient que les Hollandais sont parvenus à surmonter leurs divisions religieuses par la « force du commerce » (the force of commerce), il n’emploie pas seulement le terme de commerce au sens classique d’interaction sociale, mais il implique aussi de manière centrale l’échange et la relation économique, comme il le montre abondamment dans ses Observations upon the United Provinces of the Netherlands (1673). Suggérant que ses compatriotes anglais gagneraient à imiter cet exemple, Temple décrit une société hollandaise engagée dans une profonde mutation dans laquelle l’économie marchande joue un rôle moteur, et pas seulement en tant que production et répartition (certes inégale) de richesses. En tissant des liens d’intérêt d’une densité nouvelle, l’essor de l’économie marchande transforme également la nature du lien social et de l’ordre politique en redistribuant le jeu de conflit et de coopération qui caractérise toute société humaine.
La polysémie du terme de commerce, qui noue sociabilité et économie, met ainsi en relief à la fois la dimension économique de la sociabilité, et les enjeux culturels et civilisationnels, aux sens les plus forts de ces deux termes, de l’économie nouvelle. L’historien Steven Pincus a défendu la thèse selon laquelle les Britanniques, placés devant un choix de civilisation, auraient in fine adopté et adapté le modèle hollandais, à la fois progressivement au cours de la seconde moitié du XVIIe siècle, et spectaculairement après 1688. Ils auraient ainsi engagé décisivement les mondes anglophones, dès avant la révolution industrielle, sur la voie du capitalisme et d’un libéralisme économique en gestation dont la Richesse des nations d’Adam Smith en 1776 marque conventionnellement le point d’émergence théorique. On pourra bien entendu s’interroger sur la validité d’une thèse aussi massive, qui fait écho par son ambition même à des débats historiographiques jamais totalement refermés (autour des thèses marxistes ou wébériennes, pour ne citer qu’elles).
Le colloque 2020 de la SEAA 17-18 invite à explorer le commerce dans toutes ses dimensions en tant que puissance de changement, pour le meilleur ou pour le pire, dans les mondes anglophones des XVIIe et XVIIIe siècles, notamment en mettant en valeur l’interaction de l’économie (au sens le plus large) et des autres dimensions de l’expérience humaine. On pourra par exemple interroger la manière dont ces développements ont été perçus et réfléchis par les contemporains eux-mêmes, par exemple dans l’essor de la pensée économique aux XVIIe et XVIIIe siècles, et l’intégration croissante de considérations économiques dans la pensée politique, philosophique ou théologique, ainsi que dans les autres dimensions de la culture des mondes anglophones. Comment la littérature et les arts ont-ils été affectés dans leur diffusion ou leur nature même par l’émergence d’un marché des biens culturels, et comment ont-ils digéré, pensé et manifesté le nouveau monde commercial qui se dessinait ? Les dimensions intellectuelles, culturelles, voire religieuses ou esthétiques de la mutation marchande pourront ainsi recevoir toute l’attention qu’elles méritent en effet.
L’intitulé du colloque, « la force du commerce » renvoie toutefois explicitement à une autre dimension des nouvelles économies marchandes. Dès le début du XVIIe siècle, les marchands (et bientôt les compagnies constituées) n’hésitent pas à recourir à la force armée privée ou publique pour assoir leur domination sur les populations locales ou pour écarter leurs rivaux. La rivalité commerciale joue un rôle croissant dans le déclenchement et le déroulement de conflits entre États, comme en témoignent les trois guerres navales anglo-hollandaises au XVIIe siècle. Plus tragiquement encore, la traite et l’économie esclavagiste en contexte colonial, qui se développent dans la seconde moitié du siècle et surtout au siècle suivant, mettent à nu le rôle de la coercition brutale dans l’avènement de la première mondialisation commerciale.
Le commerce, comme le déclarait David Hume en 1741, devient ainsi – de manière inédite – une « affaire d’État ». La force militaire, voire l’appareil d’État peuvent seconder les entreprises commerciales, et l’État tirer revenus et légitimité de leur succès. David Armitage nous rappelle quant à lui à quel point la nouvelle « raison économique d’État » a transformé la notion classique d’empire en jetant certaines des bases idéologiques de l’impérialisme colonial britannique, dont l’héritage et parfois les séquelles sont visibles encore aujourd’hui. La virilisation relative d’un commerce devenu agonistique (entre nations, entre individus), son entrelacement croissant avec la réussite sociale ou politique et le recours à la force invitent également à se pencher sur les aspects genrés de la mutation marchande, et ses conséquences sur la place des femmes et de l’identité féminine dans les sociétés anglophones de la période moderne.
Au-delà du « doux commerce » célébré parfois au XVIIIe siècle comme facteur de paix et de prospérité générale, voire de liberté, le thème du colloque invite également à réfléchir à la relation que le commerce peut entretenir à différents niveaux avec la coercition, la domination, ou l’usage de la violence, jusque et y compris dans les salons et lieux de sociabilité littéraire ou intellectuelle qui abritent cet autre commerce supposément plus pacifique.
Axes thématiques possibles (liste non-exhaustive) :
- L’esprit du commerce : apologie du commerce, réticences et résistances anti-commerciales dans la pensée économique, philosophique, théologique et politique aux XVIIe et XVIIIe siècles ; intérêt particulier, intérêt public et lien social dans les premières théorisations de la société commerciale ; le mercantilisme et ses critiques ; ancêtres et préfigurations du libéralisme économique
- Les « deux commerces » : échanges intellectuels et échanges marchands ; voies commerciales, sociabilités et diffusion des idées
- Commerce, économie et littérature : présences, réflexions et traces de l’essor marchand dans la littérature (y compris dramatique) ; conséquences et modalités des révolutions commerciales du livre – et plus généralement de l’imprimé – aux XVIIe et XVIIIe siècles
- Femmes, genre et commerce ; le rôle des femmes dans l’essor de l’économie marchande ; la virilisation du commerce, ce que l’économie marchande fait au genre (et vice-versa)
- Le règne de la marchandise : réseaux commerciaux et diffusion des objets culturels ou quotidiens ; la première ‘société de consommation’ et ses effets
- Commerce, monnaie et pensée monétaire aux XVIIe et XVIIIe siècles
- Marchands et société : aspects sociétaux de la mutation marchande ; enjeux sociaux autour de la place et du statut des marchands et du commerce dans la société locale, nationale ou internationale
- Religion et commerce : rôle des dissidents, de la religion établie et plus généralement du facteur religieux dans l’essor du commerce (national ou colonial) ; effets du commerce sur le paysage religieux, la tolérance ou la persécution ; l’émergence d’un « marché religieux »
- Politiques du commerce : compagnies, monopoles et lobbying ; rôle de l’État moderne naissant, des institutions politiques, des réseaux de cour et de patronage dans l’expansion et la propagande commerciales
- Commerce, colonisation et empire (atlantique, pacifique, océan indien, Irlande, Écosse) ; traite esclavagiste, commerce triangulaire, sociétés esclavagistes ; arguments économiques et commerciaux dans la défense de la traite et de l’esclavage, ainsi que dans le premier abolitionnisme
- État des lieux et révision de l’historiographie classique du facteur économique marchand dans la première modernité (marxiste, wébérienne, Whig, école des annales…)
Institutions organisatrices : Société d’Études Anglo-Américaines des 17e et 18e siècles (SEAA 17-18) ; Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Laboratoire PHARE (Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Économiques) ; MIMMOC, Université de Poitiers
Organisateurs : Cyril Selzner (Panthéon-Sorbonne) et Élodie Peyrol-Kleiber (Poitiers)
Date : vendredi 17 et samedi 18 janvier 2020
Lieu : Salle du 6e, Maison des Sciences Économiques, Université Paris 1
106-112, Boulevard de l’Hôpital, 75013 Paris
Métro Campo-Formio (ligne5) ou Place d’Italie (lignes 5, 6 et 7)
Les propositions de communication – 200-300 mots, accompagnées d’un titre provisoire et d’une courte notice biobibliographique mentionnant les affiliations académiques – sont à envoyer l’adresse suivante : seaa2020@hotmail.com avant le lundi 20 mai 2019.
Une réponse sera envoyée aux proposants avant le 30 juin 2019. Une sélection de communications sera publiée dans la Revue XVII-XVIII l’année suivante.
[English version]
SEAA 17-18 – Annual Conference
Paris, 17 and 18 January 2020
University Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Call for Papers
The Force of Commerce
Commerce, the economy and the dynamics of trade in the English-speaking world (17th and 18th centuries)
Sir William Temple, English ambassador to the Hague, famously claimed that the Dutch had eventually overcome their religious divisions by “the force of commerce”, by which he meant not only the classical sense of social interaction, but—crucially so—economic relations and exchanges. In his highly influential Observations upon the United Provinces of the Netherlands published in 1673, Temple invited his fellow Englishmen to follow their example, as he went on to describe at length the dramatic transformation of a Dutch society in which trade and the rise of a market economy played a major role. The new economy involved not only new forms of production, of exchange and—unequal—allocation of wealth, but significant changes in the nature of social cohesion and political order as well, redefining the game of cooperation and conflict inherent in all human societies in the process.
The ambiguous term of ‘commerce’, which held together sociability and trade in the language of the time, thus highlights the economic dimension of sociability, as well as the cultural and civilizational stakes of the new economy in the seventeenth and eighteenth centuries. Steven Pincus has claimed that the British, faced with a choice of civilization, eventually chose to follow the Dutch model, gradually during the second half of the seventeenth century, and spectacularly after 1688. Late Stuart Britain would then have led the English-speaking world, even before the Industrial Revolution, on the path of a budding capitalism and an emergent economic liberalism for which Adam Smith’s Wealth of Nations conveniently represents the landmark intellectual achievement. Such massive claims stand of course in need of qualification, and their ambition itself echoes protracted historiographical strife around Marxist or Weberian theses, to mention but a few hotly debated claims about the rise of economic modernity.
The two-day conference wishes to explore the dynamics of commerce and trade in the English-speaking world(s) in the seventeenth and eighteenth centuries as a primary driving force of change, for better or for worse. Organisers will particularly welcome proposals shedding light on the interaction between the economic dimension (broadly considered) and the other aspects of human experience. For example, paper proposals could question and study how contemporaries perceived and reflected upon the new economic transformations, notably in the development of economic thought in the seventeenth and eighteenth centuries, and how economic considerations were increasingly taken into account or integrated in the political, philosophical and theological thought, as well as in other cultural productions of the period; how literature and the arts were affected in their very essence by the emergence of a new and broader market for cultural products, and how they digested, manifested and reacted to the dawn of the brave new world of trade. The intellectual, cultural, or even religious and aesthetic dimensions of the new commercial society could thus receive the attention they deserve.
Beyond the dynamics of change, however, the “force of commerce” also refers explicitly to another, darker side of the new merchant economy. From the beginning of the seventeenth century, merchants and above all incorporated Companies started to resort to private or public armed forces to assert their domination on indigenous peoples or to ward off their competitors. Commercial rivalry quickly became a major factor of conflict and warfare between states, and increasingly so, as evidenced by the three Anglo-Dutch naval wars of the seventeenth century. Even more tragically, the rise of the slave trade and colonial slavery from the second half of the century until the end of the long eighteenth century lay bare the role played by brute force in the making of the first global economy.
Trade thus became, as never before, a “matter of state”, as David Hume put it in 1741. Military might, and even the entire state apparatus, could support commercial ventures, and the fiscal-military state could reap financial gains and legitimacy in return. David Armitage has reminded us to what extent the new “economic reason of state” helped in the transformation of the classical notion of empire by laying the ideological groundwork for British colonial imperialism, the scars and legacy of which are still with us today. The virilisation of commerce, once trade had turned agonistic (between individuals or rival nations), the increasing intertwining of trade with social or political success, and the resort to coercion may lead us to question the gendered dimension of the commercial transformation, and its consequences on the status and place of women and feminine identity in the early modern English-speaking world.
Beyond the “doux commerce” sometimes extolled by eighteenth-century philosophers as a force contributing to global peace and prosperity, the SEAA 2020 conference proposes to study and question the relation between commerce, on the one hand, and coercion, domination, and violence on the other, even in the context of clubs, salons and other places of high sociability which were supposed to shelter the ‘other’—allegedly more peaceful—“commerce”.
Possible topics for proposals may include, but are by no means limited to:
- The Spirit of commerce: defence of trade; intellectual opposition to/criticism of trade in the economic, philosophical, theological and political thought of the seventeenth and eighteenth centuries; public/private interest and social cohesion in the first theories of the commercial society; mercantilism and its critiques; forerunners and early opponents of economic liberalism
- The two meanings of ‘commerce’: intellectual and commercial exchanges; trading routes, sociability and the circulation of ideas
- Commerce, economy and literature: presence, echoes and traces of the new merchant culture and the new market economy in literature (including drama); consequences and modalities of the commercial revolutions of the printed word in the seventeenth and eighteenth centuries
- Women, gender and commerce; the role of women in the development of the new market economy; the virilization of commerce; what the new economy does to gender (and vice-versa)
- The “rule of commodity”: trading networks and circulation of cultural and everyday artefacts; the first consumer society and its consequences
- Commerce, currency and monetary thought during the seventeenth and the eighteenth centuries
- Merchants and society: social aspects of the commercial transformation; social stakes of the new role and status of merchants and trade at local, national or international levels
- Religion and trade: the role of dissidents, of the established Church and more generally of the religious factor in the development of domestic or colonial trade and markets; the effects of trade on the religious landscape, on tolerance or persecution; the rise of a “religious market”
- The Politics of commerce: companies, monopolies and lobbying; the role of the early modern state, of patronage and court networks in commercial expansion and propaganda
- Trade, colonization and global empire: slave trade, triangular trade, slave societies; economic and commercial arguments in defence of slavery and the slave trade; as well as in the early abolitionist movement
- Revision of classical historiographic and philosophical accounts of the commercial factor in theories of modernity and during the early modern period (Marxist, Weberian, Whig, École des Annales…)
Date: Friday 17 and Saturday 18 January 2020, Paris
Venue: Maison des Sciences Économiques, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Proposals (300 words max., with a working title and a short bio mentioning institutional and academic affiliations), should be sent to seaa2020@hotmail.com by the 20th of May 2019.
Notification of acceptance will be given by 30 June 2019. A selection of papers will be published in the peer-reviewed e-journal of the SEAA, Revue XVII-XVIII at the beginning of the following year.
Indications bibliographiques sommaires / Selected Bibliography:
Joyce O. Appleby, Economic Thought and Ideology in Seventeenth-century England, Princeton: Princeton University Press, 1978
David Armitage, The Ideological Origins of the British Empire, Cambridge: Cambridge University Press, 2000 (notamment ch.6 ‘The political economy of empire’)
Christopher Berry, The Idea of Commercial Society in the Scottish Enlightenment, Edinburgh: Edinburgh University Press, 2013
Andrea Finkelstein, Harmony and the Balance, An intellectual History of Seventeenth-century English Economic Thought, Ann Harbor: Michigan University Press, 2000
Pierre Force, Self-Interest before Adam Smith: A Genealogy of Economic Science, Cambridge: Cambridge University Press, 2008
Suzy Halimi (dir.), Commerce(s) en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 1990
Albert O. Hirschman, The Passions and the Interests, Political Arguments for Capitalism before Its Triumph [1977], Princeton, Princeton University Press, 1997
Herbert S. Klein, The Atlantic Slave Trade (nouvelle édition), Cambridge: Cambridge University Press, 2010
Kenneth Morgan, Slavery, Atlantic Trade and the British Economy 1660-1800, Cambridge: Cambridge University press, 2008
Steven Pincus, “Neither Machiavellian Moment nor Possessive Individualism: Commercial Society and the Defenders of the English Commonwealth”, The American Historical Review, Vol. 103, n°3, June 1998, 705-736
Dennis Rasmussen, The Problems and Promise of Commercial Society. Adam Smith’s Response to Rousseau, Pennsylvania State University Press, 2008
Philip J. Stern et Carl Wennerlind (éds.), Mercantilism Reimagined, Oxford, Oxford University Press, 2014
Joan Thirsk, Economic Policy and Projects: The Development of a Consumer Society in Early Modern England, Oxford: Clarendon Press, 1978
John E. Willis, Jr., 1688, A Global History, London: Norton & Co, 2001
Keith Wrightson, Earthly Necessities: Economic Lives in Early Modern Britain, New Haven: Yale University Press, 2000