On pourrait entendre dans le mot « dépaysement » un terme galvaudé ou quelque peu désuet pour désigner un plaisant changement de décor et d’habitudes. On pourrait également l’associer à ce qui est resté longtemps le privilège du voyageur occidental, libre de vagabonder, se délectant de nouveauté et versant parfois dans le culte d’un exotisme suspect. À côté de cette version édulcorée ou enchanteresse, il est des récits d’exil, de recommencement ou de déracinement qui nous ramènent sans cesse vers le sens premier du verbe « dé-payser » qui garde au préfixe privatif toute sa force : l’arrachement à son pays et l’arrachement à soi-même qui en résulte ne s’envisagent pas sans une perte qui, si elle peut être féconde, peut aussi s’avérer destructrice. Paradoxe de notre époque : le dépaysement s’impose à nous souvent sous une forme brutale, ou demande à être pensé dans sa brutalité derrière les présupposés idéologiques qu’il peut véhiculer ; en même temps, à l’ère du virtuel et des déplacements qu’il permet dans le « jardin planétaire », à l’ère d’un impérialisme commercial et culturel toujours plus puissant, on est en droit de se demander si l’expérience du dépaysement ne serait pas plutôt en passe de faire défaut. Entre un arrachement qui peut se faire pure violence et, à l’inverse, l’absence d’une véritable épreuve de l’altérité, force est de constater que les arts et la littérature continuent pourtant d’accueillir un dépaysement multiple et changeant qu’ils ne se contentent pas de refléter ou de réfracter, mais qui peut se penser comme étant au cœur même de la création et de la réception de l’œuvre.
Le dépaysement peut se concevoir comme point de départ, écart ou écartement minimal sans lequel aucun objet ne peut se constituer, sans lequel aucun « paysage » ne peut se former. La séparation du pays/paysage familier pourra se donner à son tour sur le mode d’un renouvellement salutaire qui permet de dessiller le regard. Comment à l’inverse penser l’effraction ou la menace ? Perte, nostalgie, mélancolie, fragmentation ou désintégration : autant de modalités d’un déplacement qui peut toujours se retourner contre le moi et interroge toute forme d’ancrage premier. On peut aussi examiner la nature du lien qui se fait et se défait dans le dépaysement : si l’œil y joue un rôle fondamental, c’est bien la dimension imaginaire du regard et de l’image qui s’impose dans ce qui se compose ou se décompose. On songera à l’affirmation du paysagiste Gilles Clément dans sa Leçon inaugurale au Collège de France (2011), « Le paysage c’est ce qui reste une fois qu’on a fermé les yeux ». Le dépaysement met en jeu des liens invisibles qui soulignent néanmoins à quel point le nouage de soi au lieu implique le corps tout entier. Comme le suggère Jean-Luc Nancy dans un article intitulé « Paysage avec dépaysement », cette appartenance ou cette « prise du lieu et du temps » peut s’éclairer de la « déclinaison d’un mot » : « pays, paysan, paysage ». Il est alors loisible de se demander ce qu’il advient lorsque disparaît celui qui « travaille au pays dans tous les sens de l’expression » (Nancy) – ce qu’il advient du paysan mais également du pays lui-même, « dépaysé » à son tour. Une piste de réflexion consistera à s’interroger sur la façon d’envisager cet absentement. Pour le paysan, qu’il soit des villes ou des champs, la résistance contre la disparition des traces, des ancrages, des appartenances peut-elle cohabiter avec la nécessité de sortir d’un même et unique sillon ? Plus généralement comment envisager la relation entre le dépaysement et la déterritorialisation, telle que la conçoit Gilles Deleuze, déterritorialisation qui remet en cause les appropriations et fait bouger les lignes de partage pour créer des lignes de fuite ?
Si la littérature d’aventure ou de voyage peut vanter les charmes du dépaysement autant qu’en souligner les limites, c’est bien au-delà de ses frontières propres que l’écriture, sous toutes ses formes, a le pouvoir de nous dépayser. C’est la disponibilité intellectuelle du lecteur ou de la lectrice qui sera sollicitée lorsqu’il s’agira de revoir ses idées reçues et d’opérer un écart critique. Le dépaysement sera aussi l’expérience d’une étrangeté qui tient davantage à l’univers imaginaire convoqué et aux contrats de lecture que ces récits bouleversent (on peut songer aux récits merveilleux, fantastiques ou oniriques, aux contes allégoriques, utopiques ou dystopiques). À moins qu’il ne fasse vaciller les frontières entre les genres littéraires aussi bien qu’entre les arts (prose poétique, palimpsestes, collages ou montages…). Le sentiment de dépaysement surgit de la plus intime des façons lorsque ce sont les habitudes de la langue elle-même qui se trouvent bousculées à travers un « dérèglement de tous les sens » ou une défamiliarisation liée à un simple petit pas de côté : usage non conventionnel d’un temps, emploi immodéré ou absence totale de ponctuation, altération d’un rythme ou d’une rime, modification de la graphie d’un mot… Plus généralement on pourra s’intéresser à tout ce qui donne texture au dépaysement : ce qui loin d’une effraction ponctuelle donne naissance à un « paysage », se déploie dans une durée. Ainsi si l’écriture peut à tout moment provoquer le dépaysement, inversement le dépaysement ne serait-il pas une façon de nous faire goûter à l’étrangeté même de l’écriture – de nous en livrer une pure expérience ?
Aussi bien, par le biais de cette étrangeté, est-ce une expérience du nomadisme et de l’exil de la signification univoque qui se joue dans le texte dès lors qu’il s’ouvre au travail de la signifiance et de l’indirection comme bouleversement des coordonnées linguistiques qui permettent au locuteur de se repérer dans le paysage familier du discours à visée communicationnelle. Ces effets de déport et de départ, ces changements de lieu (de discours) qu’opèrent les tropes nous invitent à penser les mécanismes de condensation et de déplacement qui signalent l’irruption de la figure en termes de dépaysement : produire une métabole, c’est dépayser le sens dit « propre », et dans le même mouvement lancer un défi à l’idée d’appartenance, instaurer un trouble de l’identité de la signification à elle-même. « C’est seulement au pays de la métaphore qu’on est poète » écrit à ce propos Wallace Stevens, qui, dans un texte au titre emblématique d’« Ange Entouré de Paysans », dépeint la métaphore comme cet « ange nécessaire de la terre », par quoi il faut entendre le poème comme terra dissimilitudinis baignée par la lumière de la figure, où les « paysans » ne trouvent leur place qu’en tant qu’ils ont consenti à leur propre dépaysement figural. L’énoncé lyrique n’est-il pas, à ce titre, le lieu où le sujet s’expose à ce qui le clive ou à ce qui dessine en lui un arrière-pays ou une frontière du « dedans, région ô combien sauvage », comme l’écrit Emily Dickinson ?
S’il est vrai, comme le suggérait Barthes, que la critique n’habite pas tant un pays qu’une zone littorale entre plaisir du texte et jouissance de la lettre, c’est aussi une réflexion sur la lecture elle-même qu’engage le concept de dépaysement. On pourra se demander à ce propos si, en dépit du soupçon qui pèse sur l’idée de métalangage, il reste légitime de distinguer entre lectures immanentes (comme celle pratiquée jadis par Jean-Pierre Richard) à la faveur desquelles l’exégète se fond dans le paysage de l’œuvre, et discours critiques qui font courir au texte littéraire et au texte théorique (philosophique ou psychanalytique, entre autres) le risque de leur mutuel dépaysement l’un par l’autre.
C’est en dernier lieu sur la traduction que la réflexion pourra s’orienter à la lumière des forces contradictoires qui animent cette pratique. Faut-il y voir la volonté d’insérer l’œuvre dans le paysage de la langue « cible » ? La traduction prend-elle au contraire en compte la nécessité d’une épreuve de l’étranger, autant dire un dépaysement reproduisant le geste d’instauration d’une langue mineure auquel l’écrivain lui-même se livre ? On pourra à ce titre poser la question de l’intraduisible : résistance au dépaysement au nom d’un « génie de la langue » ou bien au contraire force de dépaysement qui ne cesse d’être relancée au gré des traductions qu’il suscite ?
Les propositions de communication (300-500 mots environ), accompagnées d’une brève notice biographique, devront être adressées avant le 15 juin 2019 à Victoria Famin (maria.famin@univ-lyon2.fr), Fabrice Malkani (fabrice.malkani@univ-lyon2.fr), Axel Nesme (axel.nesme@univ-lyon2.fr) et Pascale Tollance (pascale.tollance@univ-lyon2.fr)