« La Psyché entre amis, la naissance de la pensée, dans la conversation et la correspondance, est nécessaire aux artistes », écrit Hölderlin dans une lettre à Casimir Böhlendorff. Située (comme d’ailleurs l’amitié elle-même) entre intimité et socialité, la correspondance d’écrivain.e.s est en effet un exercice bienfaisant dans la mesure où elle donne la parole à la fois au moi social et au moi profond des épistolier.ères. La lettre, de plus, dans la mesure où elle suppose une forme de communication fondée sur l’absence de l’interlocuteur.trice, cultive tout en la contrariant la solitude du.de la créateur.trice… On songera ici à la sentence cruelle d’Ibsen citée par André Gide dans la préface à l’édition 1920 de Corydon : « Les amis, dit Ibsen, sont dangereux non point tant par ce qu’ils vous font faire, que par ce qu’ils vous empêchent de faire. » Ou encore à telle lettre de Proust à Emmanuel Berl, où l’auteur de la Recherche évoque l’amitié étrange qui le lie à Anna de Noailles : « Je la connais depuis très longtemps, je l’ai connue jeune fille. Je n’admire aucun écrivain plus qu’elle, j’ai pour elle une profonde amitié […]. Pourtant […] depuis quinze ans, je n’ai pas essayé de la voir trois fois »… Ce qui ne l’empêcha pas d’avoir une influence profonde sur son interlocutrice – témoin cet extrait de la préface que cette dernière écrit en 1931 au moment de publier leur correspondance : « Sans Marcel Proust, sans ses hymnes du matin, ses angélus du soir, qui me parvenaient en des enveloppes surchargées de taxes supplémentaires […] je n’eusse pas écrit les poèmes que la prédilection de Marcel Proust réclamait. Son éblouissante amitié m’a influencée, modifiée, comme seul en est capable un noble amour du verbe. » On pourra penser également à l’amitié qui lia (un temps) Sigmund Freud à Carl Gustav Jung, et qui fut, pour chacun des deux hommes, l’occasion de développer une sorte de monologue auto-analytique devant témoin : « Excusez cette longue lettre ; c’est en l’écrivant seulement que je suis parvenu à la conscience de moi », écrit ainsi Freud à Jung. L’objet de ce colloque est donc de répondre aux deux questions suivantes : quel rôle la correspondance (genre par excellence du dialogue et de la négociation) joue-t-elle dans la formation d’une amitié d’écrivain.e.s ? Et dans le même temps, quelles répercussions la formation de cette amitié peut-elle avoir sur l’œuvre des écrivain.e.s qu’elle unit ?
Voici quelques pistes de réflexion que nous voudrions explorer :
1) Une amitié d’écrivain.e.s implique-t-elle nécessairement une dimension littéraire ? Et quand c’est le cas, quelles sont les modalités de cette amitié si particulière ? Du duo au cénacle, au cercle ou à la guilde (Bloomsbury Group, Harlem Writers Guild, etc.), les groupes d’ami.e.s sont de dimensions variables. En outre, les amitiés d’écrivain.e.s ne sont pas toutes de même nature. Il convient de distinguer entre les amitiés durables et les amitiés éphémères, entre les amitiés précoces et les amitiés tardives, entre les amitiés stables et les amitiés intermittentes. Sans compter que certaines amitiés (entre maître et élève notamment – William Dean Howells et Stephen Crane, ou Jack London et Sinclair Lewis, pour ne citer que deux exemples parmi tant d’autres –, mais aussi parfois entre auteur.e et éditeur.rice, entre écrivain.e et critique, ou encore entre un.e écrivain.e et son.sa traducteur.trice) comportent une dimension hiérarchique, et d’autres une dimension érotique (on pensera, par exemple, à celle qui unit André Gide à son neveu, disciple et amant Marc Allégret). Il est en effet des amitiés qui se métamorphosent en passion (on pensera à Dorothy Bussy, l’impétueuse traductrice de Gide, qui se mit à aimer ce dernier d’amour), ou qui débouchent sur la formation de véritables fraternités ou sororités (voir l’essai d’Emily Midorikawa et Emma Claire Sweeney, A Secret Sisterhood : The Hidden Friendships of Austen, Bronte, Eliot and Woolf).
2) Comment, d’un point de vue rhétorique, stylistique et énonciatif, les amitiés d’écrivain.e.s se développent-elles et se manifestent-elles ? C’est tout un lexique (souvent laudatif) de l’amitié qui mérite d’être parcouru (on pensera au titre choisi par les éditeurs de la correspondance Georges Perec-Jacques Lederer, Cher, très cher, admirable et charmant ami… – mais aussi, pour remonter les siècles, aux hyperboles de Cicéron dans sa correspondance avec P. Cornelius Lentulus Spinther, et plus largement à la rhétorique antique de l’amicitia).
3) Quel rôle, par ailleurs, la réflexion sur l’amitié elle-même joue-t-elle dans la naissance d’une amitié – ou dans son dépérissement au contraire ? Dans une lettre à André Gide de 1894, Eugène Rouart écrit : « mon amitié doute pour être plus nette, pour enlever tout malentendu ». Ce à quoi Gide répond : « Je voudrais que tu m’estimes aussi ; car j’ai besoin également dans l’amitié d’estimer qui j’aime et d’être estimé par qui j’aime. » Hélas, les doutes ne sont pas toujours si vite levés. On pensera ici au beau texte de Giorgio Agamben, L’Amitié, qui s’ouvre sur l’évocation d’un échange de lettres avec Jean-Luc Nancy sur le thème de l’amitié. Paradoxalement, c’est la réflexion qu’ils mènent de concert sur l’amitié qui finit par faire obstacle à l’amitié des deux philosophes. Selon Agamben, il y a donc un vrai malaise dans l’amitié, cette posture ou cette pratique que la tradition associe à la fois à l’amour platonicien (philia) et à une certaine éthique judéo-chrétienne (« Deux hommes associés valent mieux qu’un seul. À deux, ils obtiennent un meilleur résultat pour leur travail. Si l’un des deux tombe, l’autre le relève. », Ecclésiaste 4 : 9-12). Double ambiguïté donc – l’amour et l’intérêt étant les Charybde et Scylla de l’amitié – que seul un silence relevant de l’aveuglement volontaire pourrait, peut-être, permettre d’ignorer. Agamben, d’ailleurs, est loin d’être le seul à se défier ouvertement de l’amitié : Jacques Derrida, ainsi, détruisit sa correspondance, et surtout, il plaça ses Politiques de l’amitié sous le signe de la prétérition dubitative, avec le fameux « Mes amis, il n’y a pas d’amis » attribué à Aristote par Montaigne.
4) D’où cette question : quelle place la reconnaissance de l’altérité tient-elle dans la constitution d’une amitié ? Le sujet est particulièrement complexe en une époque où se développent les queer studies et les gender studies. L’amitié, en effet, se situe dans l’espace de l’inter, entre alter et ego, entre same et self, entre idem et ipse. Nous aimerions aborder cet aspect de notre sujet selon trois axes (non exclusifs) : amitiés interculturelles (ou comment accueillir l’étranger.ère en littérature) ; amitiés intermédiales (écrivain.e.s et artistes) ; amitiés intergenres (hommes, femmes : quel statut pour quel genre dans l’histoire des amitiés littéraires ?). Un accent particulier sera mis sur les amitiés hommes/femmes (avec les exemples fameux de Diderot/Sophie Volland, Flaubert/Louise Colet, Balzac/George Sand, mais aussi, entre autres cas intéressants, Christa Wolf et ses nombreux amis – dont Franz Fühmann, Jürgen Habermas, Günter Grass ou encore Max Frisch).
Bref, c’est l’amitié en train de se faire, l’amitié vive, vivante, mouvante, que nous voulons mettre au centre de ce colloque.
Comité scientifique :
Felipe Aparicio (Maître de Conférences, Université de Haute-Alsace)
Régine Battiston (Professeure, Université de Haute-Alsace)
Laurent Curelly (Professeur, Université de Haute-Alsace)
Hélène Dachez (Professeure, Université Toulouse Jean-Jaurès)
Nikol Dziub (Chercheuse post-doctorale, Université de Haute-Alsace)
Sonia Goldblum (Maître de conférences, Université de Haute-Alsace)
Christine Hammann (Maître de Conférences, Université de Haute-Alsace)
Marie Laniel (Maître de Conférences, Université de Picardie Jules-Verne)
Guyonne Leduc (Professeure, Université de Lille)
Maxime Leroy (Maître de Conférences, Université de Haute-Alsace)
Augustin Voegele (Chercheur post-doctoral, Université de Haute-Alsace)
Modalité de soumission des propositions : les propositions (1/2 page environ), accompagnées d’une brève notice biobibliographique, seront à envoyer à Régine Battiston (regine.battiston@uha.fr) et à Nikol Dziub (nikol.dziub@uha.fr) avant le 1 décembre 2019. Le colloque donnera lieu à une publication avec évaluation en double-aveugle.
Literature and Friendship in Writers’ Correspondence
May 14-15, 2020
Institut de recherche en Langues et Littératures Européennes (ILLE)
Université de Haute-Alsace, Mulhouse
“The psyche between friends, the birth of thought, in conversation and correspondence, is necessary for artists”, Hölderlin wrote in a letter to Casimir Böhlend. Situated, like friendship itself, between intimacy and sociability, a writer’s correspondence is a beneficial exercise in that it gives voice to both the social self and the deep self of the letter writer. Moreover, the letter, insofar as it presupposes a form of communication based on the absence of the interlocutor, cultivates the loneliness of the creator while fighting against it at the same time… One can think here of Ibsen’s cruel sentence quoted by André Gide in the preface to the 1920 edition of Corydon: “Friends, Ibsen said, are dangerous not so much by what they make you do, as by what they prevent you from doing.” One can also think of a letter from Proust to Emmanuel Berl, in which the author of À la recherche du temps perdu evokes the strange friendship that binds him to Anna de Noailles: “I have known her for a very long time, I knew her as a young girl. I admire no writer more than her, I have a deep friendship for her…. Yet […] for fifteen years, I have not tried to see her three times”… This did not prevent him from having a profound influence on his interlocutor – Anna de Noailles herself underlines it in the preface that she wrote in 1931 when she published their correspondence: “Without Marcel Proust, without his morning hymns, his evening angels, who came to me in envelopes overloaded with additional taxes […] I would not have written the poems that Marcel Proust’s preferences required. His dazzling friendship influenced me, modified me, as only a noble love of words can do.” We could also think of the friendship that, for a time, linked Sigmund Freud to Carl Gustav Jung, and which, for the two men, was the opportunity to develop a kind of self-analytical monologue in front of a witness: “Excuse this long letter; it is by writing it only that I reached the consciousness of myself”, Freud wrote to Jung.
The purpose of this conference is therefore to answer the following two questions: what role does correspondence play in the formation of a writer’s friendly relationship? And at the same time, what repercussions can the formation of a friendly relationship have on the work of the writers it unites?
Here are some suggestions that we would like to explore:
1) Does a writer’s relationship with a friend necessarily involve a literary dimension? And when this is the case, what are the terms of this special relationship? From intimate relationships between two friends to circles or guilds (Bloomsbury Group, Harlem Writers Guild, etc.), groups of friends are of varying sizes. Moreover, not all writer’s relationships with friends are of the same nature. A distinction should be made between lasting and short-lived relationships, between early and late relationships, between stable and intermittent relationships. Not to mention certain relationships (between teacher and student – notably William Dean Howells and Stephen Crane, or Jack London and Sinclair Lewis, to give just two examples among many others – but also sometimes between author and publisher, between writer and critic, or between a writer and his translator) that have a hierarchical dimension, and others that have an erotic dimension (for example of the kind that bound André Gide to his nephew, disciple and lover Marc Allégret). Indeed, there are friendly relationships that turn into passion (we can think of Dorothy Bussy, Gide’s impetuous translator, who fell in love with Gide), or relationships that lead to the formation of real fraternities or sororities (see Emily Midorikawa and Emma Claire Sweeney’s essay, A Secret Sisterhood: The Hidden Friendships of Austen, Brontë, Eliot and Woolf).
2) How, from a rhetorical, stylistic and narrative point of view, do friendly relationships between writers develop and manifest themselves? It is a whole lexicon (often of a laudatory nature) of friendship that should be analysed (one can think of the title chosen by the editors of the correspondence between Georges Perec and Jacques Lederer, Dear, dearest, admirable and charming friend… – but also, back in time, of Cicero’s hyperboles in his correspondence with P. Cornelius Lentulus Spinther, and more broadly, of the ancient rhetoric of amicitia).
3) What role does reflection on friendship itself play in the birth of a friendly relationship – or in its decline? In a letter to André Gide written in 1894, Eugène Rouart wrote: “My friendship needs to doubt for it to be clearer and remove any misunderstanding”. To which Gide replied: “I would like you to esteem me too; to me, friendship is about esteeming the person I love and being esteemed by the person I love.” Unfortunately, doubts are not always resolved so quickly. One can think here of Giorgio Agamben’s beautiful text, Friendship, which opens with an exchange of letters with Jean-Luc Nancy on the theme of friendship. Ironically, it is the dialogue they develop on friendship that ultimately hinders the friendship between the two philosophers. According to Agamben, there is therefore a real unease in friendship, this posture or practice that tradition associates both with Platonic love (philia) and with a certain Judeo-Christian ethic (see Ecclesiastes 4:9-12). A double ambiguity – love and interest being the Charybdis and Scylla of friendship – that only silence masking a form of blindness could perhaps allow us to ignore. Moreover Agamben is far from being the only one to be openly suspicious of friendship: Jacques Derrida destroyed his correspondence, and above all, he placed his Policies of Friendship under the sign of doubt, with the famous “My friends, there are no friends” attributed to Aristotle by Montaigne.
4) Hence the question: what place does the recognition of otherness have in the constitution of friendship? The subject is particularly complex at a time when queer studies and gender studies are developing. Friendship, in fact, is located in the sphere of inter, between alter and ego, between same and self, between idem and ipse. We would like to approach this aspect of our topic along three main lines: intercultural friendship (or how to welcome the foreigner in literature); intermedial friendship (writers and artists); intergender friendship (men, women: what status for what gender in the history of literary friendship?). Particular emphasis will be placed on friendship between men and women (with the famous examples of Diderot/Sophie Volland, Flaubert/Louise Colet, Balzac/George Sand, but also, among other interesting cases, Christa Wolf and her many friends – including Franz Fühmann, Jürgen Habermas, Günter Grass and Max Frisch).
Advisory Committee:
Felipe Aparicio (Senior Lecturer, University of Haute-Alsace)
Régine Battiston (Professor, University of Haute-Alsace)
Laurent Curelly (Professor, University of Haute-Alsace)
Hélène Dachez (Professor, University of Toulouse Jean-Jaurès)
Nikol Dziub (Post-doctoral researcher, University of Haute-Alsace)
Sonia Goldblum (Senior Lecturer, University of Haute-Alsace)
Christine Hammann (Senior Lecturer, University of Haute-Alsace)
Marie Laniel (Senior Lecturer, University of Picardy Jules-Verne)
Guyonne Leduc (Professor, University of Lille)
Maxime Leroy (Senior Lecturer, University of Haute-Alsace)
Augustin Voegele (Post-doctoral researcher, University of Haute-Alsace)
Submission procedure: Proposals (approximately 1/2 page), with a brief biographical notice, should be sent to Régine Battiston (regine.battiston@uha.fr) and Nikol Dziub (nikol.dziub@uha.fr) before December 1st, 2019. Papers will be considered for publication following a double-blind peer-review process.